Le Conseil d'État vient donc de remettre son étude sur le numérique et les droits fondamentaux (le télécharger). Au sujet de la neutralité du Net, l'institution publique française va dans le même sens que le gouvernement : s'il est en faveur de la neutralité, les services spécialisés sont tout aussi importants à ses yeux. Le Conseil souhaite même qu'une facture asymétrique spécifique aux géants du Net soit appliquée.
Égalité de traitement et « best effort »
Il y a quelques jours, Pascal Rogard, le directeur général de la SACD, a récemment déclaré : « je déteste le concept de neutralité du net ». Une phrase-choc qui visait en particulier les géants du Net qui profitaient selon lui de cette neutralité pour écraser les plus petits acteurs. Si Axelle Lemaire, la secrétaire d'État au numérique, a pour sa part indiqué qu'elle ne cautionnait pas les propos du patron de la société des auteurs, l'avis du Conseil d'État sur ce sujet vient d'être dévoilé. Et il sonne comme un écho à nos oreilles.
Le Conseil explique en effet dans son document que « la reconnaissance de l’accès à internet comme un droit fondamental oblige à garantir l’égalité de traitement des particuliers et des entreprises dans cet accès : c’est l’enjeu des débats sur la "neutralité du net" ». L'institution rajoute qu'il n'y a neutralité que si les opérateurs ont un traitement égal des flux de données, ceci peu importe le contenu. « Elle correspond à l’architecture originelle d’internet, qui repose sur le principe du « meilleur effort » (« best effort ») : chaque opérateur fait de son mieux pour assurer la transmission de tous les paquets de données qui transitent par son réseau, sans garantie de résultat et sans discrimination. »
Plus de services spécialisés et une facture asymétrique pour les gros fournisseurs
En faveur de la consécration de la neutralité du Net dans le droit, au regard de la définition fournie ci-dessus, de son importance pour les libertés fondamentales et des menaces qui existent à son encontre, l'institution note toutefois qu'il convient, « dans le cadre de la proposition de règlement de l’Union européenne («quatrième paquet télécoms»), de prévoir une définition suffisamment large des « services spécialisés », dans le cadre desquels les opérateurs peuvent proposer un niveau de qualité garanti et supérieur à celui de l’internet généraliste ».
Cette précision est majeure et nous rappelle le feuilleton du début de l'année où les eurodéputés ont sacralisé la neutralité du Net au mois d'avril, mais avec une définition stricte des services spécialisés notamment. Or le Conseil d'État explique que le projet des députés européens « apparaît excessivement restrictif » et qu'il faut donc l'assouplir. Trois modifications sont ainsi présentées par l'institution :
- Revenir sur la définition des mesures de gestion de trafic, qui ne seront autorisées qu'en cas de congestion « temporaire et exceptionnelle ». Le Conseil trouve cette définition trop restrictive et souhaite plutôt changer la conjonction de coordination « et » par « ou » et donc pouvoir autoriser les mesures de gestion de trafic en cas de congestion « temporaire ou exceptionnelle ».
- Revenir sur la définition des services spécialisés de Bruxelles, qui implique d'offrir « une fonctionnalité nécessitant une qualité supérieure de bout en bout », là encore trop restrictive au goût de l'institution. « Il serait souhaitable que des services de qualité supérieure se développent même si un tel degré d'exigence n'est pas strictement nécessaire au service. »
- Pourquoi pas appliquer une facturation asymétrique aux plus gros fournisseurs de contenus (type Google, Apple, etc.). « Ces gros fournisseurs devraient alors payer, non pour bénéficier d'une qualité supérieure, mais pour ne pas voir leur qualité d'accès dégradée » indique le Conseil d'État.
Ces trois modifications, qui malmènent la définition même de la neutralité du Net, ne sont cependant pas une surprise. Il y a cinq mois, nous avions en effet eu vent de la position du gouvernement français sur ce sujet épineux. Nous apprenions ainsi que la France soutenait « la position adoptée par la Rapporteure (de la Commission ITRE, ndlr) en ce qu’elle garantit un service d’accès à l’internet de qualité tout en permettant le développement d’offres commerciales innovantes (« services spécialisés »). »
Opposé aux amendements voulant encadrer les services spécialisés, dont certains ont finalement été votés par le Parlement européen, le gouvernement a tenu à insister sur l'un des points qui nous intéressent ici : « contraindre les fournisseurs de services spécialisés à proposer des fonctionnalités nécessitant une qualité supérieure de bout en bout semble trop attentatoire à la liberté de commerce et au développement de services plus performants (ex : la TVIP risquerait de ne plus pouvoir être considérée comme un service spécialisé). »
On se souviendra qu'à la même période, l'eurodéputée socialiste Catherine Trautmann expliquait qu'il fallait donner « une définition plus précise des "services spécialisés" pour qu'il n'y ait pas de confusion avec les services d'accès à Internet, pour lesquels nous voulons une référence contraignante au principe de neutralité du net ».
On le voit donc ici, la position du Conseil d'État est bien plus proche de celle du gouvernement que celle du Parlement européen ou encore de Catherine Trautmann. Certes, l'institution note qu'en contrepartie d'une large définition des services spécialisés, « les autorités de régulation des communications électroniques devraient disposer de prérogatives suffisantes pour empêcher les services spécialisés de nuire à la qualité de l’internet généraliste ». Mais une large définition ouvre aussi la porte à d'éventuels abus.
Les plateformes, un cas à part
Enfin, concernant les plateformes sur la toile, le Conseil d'État estime qu'elles « ne peuvent être soumises à la même obligation de neutralité que les opérateurs de communications électroniques ». Il explique ainsi qu'un moteur de recherche, par exemple, a pour essence « de hiérarchiser les sites internet », et par conséquent, on ne peut demander un traitement égalitaire à l'instar de la neutralité du Net (voir notre analyse complète sur ce sujet).
Cette logique est différente du Conseil national du Numérique qui parle bien, lui, de neutralité des plateformes, même si ce dernier avait tout de même indiqué en juin dernier qu'il fallait interdire « toute forme de discrimination à l’égard des acteurs partenaires et usagers, qui ne soit pas justifiée par des impératifs de protection des droits, de qualité du service ou par des raisons économiques légitimes ». Une justification qui laissait une porte ouverte là encore à d'éventuels abus.
Le CNNum comme le Conseil d'État ont toutefois, tous les deux, insisté sur les rapports entre les plateformes, leurs utilisateurs et leurs concurrents. Le second indique notamment que les plateformes « devraient être soumises à une obligation de loyauté envers leurs utilisateurs, tant les utilisateurs non professionnels dans le cadre du droit de la consommation que les utilisateurs professionnels dans le cadre du droit de la concurrence ». Le CNNum avait lui aussi utilisé le terme de loyauté (ainsi que de transparence) vis-à-vis des modes de collecte, de traitement et de restitution de l’information. La non-discrimination sur les contenus partagés, les conditions économiques d’accès aux plateformes ou encore l’interopérabilité avec les autres plateformes avaient aussi été mis en avant.