[Interview] Jean Labadie sur Hadopi : « Il n'y a plus de sanction ! »

« Dix condamnations alors qu'un tiers des internautes piratent ?! »
Droit 12 min
[Interview] Jean Labadie sur Hadopi : « Il n'y a plus de sanction ! »

« Madame Filippetti, la piraterie tue le cinéma ». Depuis la semaine dernière, la tribune du producteur Jean Labadie n’a de cesse de susciter des réactions, y compris du côté des principales institutions visées par ce texte corrosif : le ministère de la Culture et l'Hadopi. Contacté par Next INpact, l'intéressé a accepté de s'expliquer davantage.

Au travers d’une tribune publiée jeudi dernier dans Libération, le producteur et éditeur de films Jean Labadie (« Habemus Papam », « Himalaya, l’enfance d’un chef »...) s’en est vivement pris au gouvernement, qu’il juge trop laxiste sur le dossier du piratage. L’homme affirmait sans détour que « l’impunité dont jouissent les pirates est totalement liée à l’inertie totale des pouvoirs publics ». Face à une Hadopi « devenue inutile » depuis la fin de la coupure de l’accès à Internet - encourue jusqu’en juillet 2013 pour « négligence caractérisée », l’intéressé appelait l’exécutif à la mise en place d’un « plan antipiratage solide et efficace pour combattre ce fléau et permettre à des services vertueux d’avoir le temps de se développer et de gagner le cœur des clients ».

 

Vendredi, Aurélie Filippetti a d’ailleurs dû quelque peu s’extirper de ses vacances, puisqu’elle a diffusé sur le site Internet de son ministère une réponse à Jean Labadie. Éric Walter, le secrétaire général de la Hadopi, est lui aussi intervenu en réaction à cette « sortie » du producteur.

D'après votre récente tribune, le piratage n’a jamais eu autant de conséquences négatives sur le cinéma français. Mais vous basez-vous sur des chiffres ou sur une simple perception personnelle pour affirmer cela ?

J'aimerais bien que ce soit une perception personnelle... Mais malheureusement, ce sont les chiffres, bien sûr.

Mais quels chiffres ?

C'est très simple. Je distribue des films depuis 30 ans et je suis éditeur vidéo depuis 25 ans. Il y a ce qu'on appelle un taux de transformation entre les entrées dans les salles de cinéma et le nombre de DVD vendus. En gros, pour simplifier, on peut dire qu'aux débuts du DVD, le taux de transformation était de 10 % sur un film américain, de 7 % sur un film français de genre (comédie, thriller...), et entre 4 et 5 % sur une comédie dramatique. Avec un film français qui faisait 500 000 spectateurs, on vendait environ 20 000 DVD en première vie. Avec la deuxième vie [différents rabais effectués après les huit premiers mois d’exploitation, ndlr], on arrivait quand même aux alentours de 50 000 DVD vendus.

 

Aujourd'hui, un film français qui fait 500 000 entrées, vend entre 2 500 et 3 500 DVD. Vous allez me dire que la VOD a pris le relai, ce qui explique la baisse... Malheureusement, les chiffres du nombre de clics sur la VOD sont eux aussi extrêmement bas ! Je ne suis d’ailleurs pas le seul à constater cette baisse des ventes de DVD et le non-relai par la VOD, puisque c’est également le constat fait par les distributeurs américains ou par Pathé.

 

En deux ans, le marché de la vidéo a perdu 50 % en volume et en chiffre d'affaires. C'est malheureusement un drame.

D'après vous, le piratage est l’unique raison de cette situation ?

Pourquoi voulez-vous que quelqu'un paie un DVD ou un film en VOD quand il suffit de taper le titre de ce film sur Google pour trouver 25 sites de streaming ?

N’y a-t-il pas un problème d’offre ?

Excusez-moi, mais ça c'est un argument que je ne comprends pas ! Les 20 premiers distributeurs français de films représentent aujourd'hui 95 à 96 % des marchés. Tous les films de ces distributeurs sortent en VOD au bout de 4 mois d'exploitation. Tous ! Donc l'offre, elle est là. Ce n'est pas parce qu'on propose « La Planète des Singes » dans 3 mois en VOD que ce film n'est pas piraté aujourd'hui... Les films sont piratés avant leur sortie et le maximum de piratage a lieu pendant la sortie, c'est-à-dire au moment où la presse parle du film, ce qui, du coup, déclenche la curiosité du pirate... Mais ce n'est pas une question d'offre !

Le secrétaire général de la Hadopi, Éric Walter, a pourtant répondu à votre tribune en affirmant que le piratage était « avant tout une conséquence de la carence de l’offre légale », mais « jamais la cause ».

Éric Walter défend une institution qui, de son vivant et surtout au cours des deux ans et demi qui viennent de s'écouler, a vu une démultiplication colossale du nombre de pirates ! L'excuse de l'offre légale est juste une réponse d'une malhonnêteté hallucinante !

 

Je ne vois pas comment l'Hadopi pourrait dire autre chose que « c'est de notre responsabilité ».

 

Le problème de l'Hadopi, c'est qu’il y a deux ans et demi, on leur a enlevé la seule arme qu'ils avaient vaguement, c'est-à-dire de bloquer Internet pour les pirates récidivistes [la fin de la suspension d’accès Hadopi a été actée par un décret en date du 8 juillet 2013, il y a donc un peu plus d’un an, ndlr] ! Au lieu de dire c'est impossible, on démissionne, ils sont restés - parce que ce sont des fonctionnaires et que c’est dans leur nature - à ne pas faire grand-chose. Logiquement, ils auraient dû dire « attendez, ça va exploser ». Et effectivement, pourquoi voulez-vous que les gens ne piratent pas alors que c'est d'une facilité inouïe ? Nous ne sommes plus en 2005, lorsque, pour pirater, il fallait avoir une certaine connaissance d'Internet. Aujourd'hui, vous pouvez taper le titre de n'importe quel film sur Google et la première chose qui apparaît ce sont des sites pirates...

 

avertissement recommandation Hadopi

À ce propos, pourquoi dites-vous dans votre tribune qu’Hadopi est « devenue inutile » ?

Du temps où il y avait vaguement une sanction - et même si cette sanction n'était pas appliquée - les gens recevaient un mail qui leur disait que la prochaine fois, ils verraient leur accès à Internet coupé. Ça calmait un peu les gens ! Si on dit aux gens qu'il est interdit de rouler à plus de 50 km/h en ville, mais qu'il n'y a ni radar, ni policiers, vous croyez qu'il se passera quoi ? Les gens vont rouler au-delà ! La police sans sanction, ça n'existe pas !

Mais la menace de la sanction existe toujours !

Non ! Quelle est la sanction pour quelqu'un qui pirate ?

Tout abonné pris dans les filets de la riposte graduée risque aujourd’hui, et ce depuis la mise en place du dispositif, 1 500 euros d'amende.

Mais non, Hadopi envoie un mail aux pirates pour leur dire « oh là, c'est vilain ». Mais si demain on vous envoie un mail pour vous dire que vous avez roulé à 180 km/h et que vous n'avez pas un retrait de points sur votre permis, vous croyez que vous allez en avoir quelque chose à foutre de ce petit mail ?

Comment pouvez-vous soutenir ça alors qu'il y a déjà eu des condamnations dans le cadre du dispositif Hadopi ?

Attendez, vous êtes d'une mauvaise foi démente ! Il y a combien de gens qui ont été condamnés ?

La Hadopi affirme qu’il y a eu une dizaine de décisions de justice.

Dix condamnations alors qu'un tiers des internautes piratent ?! Non mais attendez, vous avez une notion intelligente de la proportion ou vous vous foutez de ma gueule ?

Il y a aussi eu des personnes condamnées dans le cadre d’actions en contrefaçon traditionnelles, engagées par exemple par l’ALPA.

Vous vous rendez compte de ce dont vous parlez ? De l'ALPA qui extrait une adresse par jour sur un tiers des internautes, c'est-à-dire en gros 15 millions de foyers. Une adresse sur 15 millions !

Mais quelle est la différence entre la Hadopi « première version », où il y avait également la menace de la coupure de l'accès à Internet, et celle d’aujourd’hui ?

La menace, elle existait ! Vous receviez un mail qui vous disait qu’il y avait une menace.

 

Hadopi, avant, ça n'était pas génial. Mais au moins, la Hadopi d'avant disait que voler - nous voler nous, les gens qui travaillent sur des films, les produisent - c'était répréhensible et on pouvait avoir une sanction. Aujourd'hui, ce n'est plus répréhensible, il n'y a plus de sanction ! Si demain vous allez au supermarché et qu'il y a des vigiles, mais que derrière, il n'y a pas de police, vous croyez que les gens vont sortir du supermarché les mains vides ?

Que dites-vous aux défenseurs du partage non marchand, qui soutiennent que partager un fichier ne retire rien à celui qui possède sa version originale...

Comment ça il n'y a pas de pertes ? Quand nous on commercialise un film, il coûte de l'argent ! Il faut bien qu'on fasse des recettes pour le rembourser. Si celui qui copie le fichier le distribue gratuitement, le met à l'accès de tous les gens qui veulent le voir, il n'y a plus de recettes ! C'est du bon sens. Voler un fichier, c'est voler. Donner accès gratuitement à quelque chose qui est payant, c'est voler.

 

filippetti

Concrètement, que souhaiteriez-vous aujourd’hui pour lutter davantage contre le piratage ?

Je ne suis pas le gouvernement, mais je pense qu’avec une Hadopi (ou un équivalent) qui fonctionne, ce ne serait vraiment pas difficile d'éradiquer les sites pirates, de les rechercher et de les punir. Aujourd'hui, personne ne fait ça ! De plus, si vous dites « celui qui est pris a une amende de 15 euros, puis de 50 euros à la deuxième fois », et non pas dix personnes sur un tiers des internautes, croyez-moi, ça fera bouger les gens !

Dans votre tribune, vous évoquez le nom du CNC pour reprendre les rênes de la Hadopi. Le CSA ne vous semble pas être l’institution pertinente pour s’occuper de la lutte contre le piratage (et de la riposte graduée, par la même occasion) ?

Je ne sais pas pourquoi on donnerait au CSA des compétences sur la défense des oeuvres de cinéma, alors que le CNC est l'administration qui est au-dessus de l'ensemble de la production, qu’il est extrêmement connaisseur du piratage et se révèle motivé par la survie des acteurs. Je ne vois pas le rapport avec le CSA, qui n'a strictement rien à voir avec le cinéma ! Je ne vois pas en quoi le CSA a une légitimité quelconque pour s'occuper de ça. Surtout qu'en plus, son patron a dit qu'il n'était pas là pour être le gendarme d'Internet... Alors il va faire quoi ?

Avez-vous l’impression que depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir, le gouvernement fait davantage de gestes envers les « pirates » plutôt qu’en direction de la filière du cinéma ?

Le gouvernement, en ce qui concerne les pirates, n'a rien fait. Il a dit Hadopi « c'est nul » pendant l'élection. D'un point de vue électoral, c'est gratis. Et depuis deux ans et demi, rien ! Pas la moindre mesure ! Imaginez que le gouvernement supprime les radars et la police de la route. Ce serait quand même gravissime ! En gros, c’est ce qu'ils ont fait... Ils ont gardé les radars, ils constatent. Mais ils ont supprimé la police et les amendes.

Aurélie Filippetti a pourtant maintenu la riposte graduée, et, aujourd’hui encore, en réponse à votre tribune, promet que « des propositions se précisent et doivent aboutir à des conclusions à l’automne pour une mise en œuvre rapide ».

Vous vous rendez compte que ça fait deux ans et demi qu'on entend ça ? Et que ça fait deux ans et demi que quelqu'un qui a un dossier aussi important que ça n'a toujours pas trouvé des mesures à annoncer ? Aucune !

La ministre laisse néanmoins entendre qu'elle va suivre certaines des recommandations de Mireille Imbert-Quaretta...

C'est la personne qui gère Hadopi, c'est ça ? Le résultat de ce qu'elle fait est quand même plus que discutable. C'est quelqu'un qui dit que c'est formidable d'avoir stabilisé à un tiers le nombre de gens qui piratent ! Vous lui feriez confiance vous, franchement ?

 

J'ai écrit cette tribune parce que je suis scandalisé par ce qu'il se passe et parce que mon entreprise, comme d'autres, ne peut plus mettre les mêmes avances sur les films qu'auparavant. Ça veut dire que les films vont avoir moins d'argent pour se faire, et donc qu'automatiquement, les films ne se feront pas.

Qu’avez-vous pensé des réponses apportées vendredi par la ministre ?

La réponse de la ministre... Bon, je ne peux pas passer mon temps à répondre. J'ai d'autres choses à foutre. Je sors des films aussi (rires) !

Doit-on comprendre que vous en attendez bien plus du gouvernement ?

Je ne dis pas que le cinéma français n'a pas une structure favorable à son développement et à sa diffusion. Je dis simplement que toutes ces mesures ne serviront à rien si, dans le même temps, les films sont disponibles pour les pirates et que le piratage continue au même niveau qu'aujourd'hui. C'est la schizophrénie totale d'être d'un côté pour la multiplication et l'existence des oeuvres, et de l'autre de ne pas lutter contre les gens qui les volent !

 

Vous savez, ça fait trente ans que je fais des films. Je ne suis pas un observateur, je suis un acteur. J'ai distribué 600 films dans ma vie, dont 8 fois la palme d'or, et une fois l'oscar du meilleur film étranger. Je vous jure que je fais ça parce que j'aime le cinéma et que j'ai peur que le cinéma que j'aime disparaisse simplement. Quand on se retrouvera avec la disparition de tout ce cinéma parce que les internautes se tirent une balle dans le pied. On pourra se passer du cinéma français, mais ce sera juste dommage.

 

Merci Jean Labadie. 

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