Le site The Intercept a publié durant la nuit un important document : 166 pages, émanant du National Counterterrorism Center, qui expliquent comment un citoyen américain ou un étranger peuvent entrer sur la liste de surveillance du terrorisme. Datant de 2013, ce document montre à quel point les conditions pour y entrer sont arbitraires.
Un guide pour désigner les personnes qui doivent être surveillées
The Intercept est un journal en ligne créé en partie par Glenn Greenwald, le premier à avoir réalisé une interview complète d’Edward Snowden, avec l’aide de Laura Poitras. Le site s’est fait une spécialité des révélations issues des documents d’Edward Snowden, mais pas seulement. Car les journalistes ont d’autres sources pour travailler sur la surveillance opérée par les agences de sécurité américaines, et sur les liens avec la cause invoquée pour l’ensemble de ces programmes : la lutte contre le terrorisme.
Malgré les avertissements du gouvernement américain, pour qui la publication d’un tel document entraînerait fatalement des dommages irréversibles (l’argument n’est pas nouveau), Jeremy Scahill et Ryan Devereaux ont décidé de publier l’intégralité d’un document important : le guide définissant qui doit être placé sous surveillance pour ses possibles implications dans le monde terroriste. 166 pages d’explications réunissant un travail fourni par 19 agences américaines, dont la NSA bien sûr, mais également le FBI, la CIA ou bien encore le Pentagone.
Une procédure floue basée sur la « suspicion raisonnable »
The Intercept donne une foule de détails sur ces pages, d’ailleurs totalement accessibles à la lecture. Mais ce que ce rapport nous apprend surtout, c’est que l’ajout d’une personne dans la liste obéit à un processus secret qui ne réclame ni « faits concrets » ni « preuves irréfutables ». Selon Scahill et Devereaux, la Maison Blanche jouit d’une « autorité unilatérale » dans ce domaine, le gouvernement pouvant placer des catégories entières de personnes sous surveillance. Or, ces dernières ne peuvent plus prendre l’avion dès qu’elles sont dans le collimateur, ce qui a donc un impact concret.
Pour The Intercept, ces 166 pages révèlent surtout « un système déconcertant et tordu, rempli d’exceptions à ses propres règles ». On retrouve ici un concept déjà abordé dans des actualités précédentes : celui de « suspicion raisonnable », quand une cible semble assez intéressante à un analyste pour qu’elle soit placée sous surveillance. Et comme nous l’avions déjà vu, les critères d’entrée peuvent se montrer particulièrement élastiques et flous, la certitude du caractère étranger pouvant se baser sur le fait que la langue utilisée dans des emails n’est pas l’anglais.
Terroristes reconnus ou suspectés, du pareil au même
La liste sert à la fois à rassembler les personnes convaincues de terrorisme et celles qui sont simplement suspectées. C’est ce que dénonce justement Hina Shamsi, qui dirige le National Security Project de l’ACLU (American Civil Liberties Union) : « Au lieu d’une liste de surveillance limitée aux terroristes connus et réels, le gouvernement a construit un vaste système, basé sur le postulat erroné et sans preuve qu’il peut prédire qu’une personne commettra un acte terroriste dans le futur. Sur la base de cette dangereuse théorie, le gouvernement place en secret les gens sur liste noire en tant que terroristes suspects, en leur donnant la mission impossible de prouver par eux-mêmes qu’ils sont innocents d’une menace qu’ils ne représentent pas ».
Que faire pour atterrir pour cette fameuse liste ? Certains critères sont évidents : le fait de poser une bombe ou de pirater une institution de l’État, l’assassinat, la prise d’otages, etc. Toute destruction, même partielle, d’une propriété de l’État, tout endommagement d’un ordinateur utilisé par une institution financière fédérale, et c’est un aller simple pour la liste noire. David Gomez, un ancien agent du FBI, parle à ce sujet de « mauvaise pente », parce que le gouvernement peut « marquer qui il veut ».
Et les conséquences pour les personnes visées peuvent être réellement problématiques, car le marquage résonne de la même manière dans les 19 agences concernées : un terroriste potentiel est considéré comme un terroriste. Non seulement la personne ne pourra plus prendre l’avion, mais elle sera potentiellement dans l’impossibilité d’obtenir un emploi, tout en étant interrogée fréquemment par les forces de l’ordre. Parfois pour la seule raison que son nom était dans le répertoire d’une personne qui était elle-même sous surveillance.

Tous les moyens sont bons
Le fonctionnement de la liste noire est d’autant plus un problème qu’elle est, comme nous l’indiquions, assujettie aux critères des analystes. Plus la surveillance informatisée augmente, plus le nombre de suspects potentiels augmente en même temps. Cette inflation se retrouve dans les chiffres publiés la semaine dernière par le gouvernement américain : en septembre 2009, il y avait 227 932 nominations pour sur la liste, un chiffre qui est passé à 250 847 en 2010, puis 336 712 en 2012, et enfin 468 749 l’année dernière. Sur ce dernier cas, The Intercept précise que seules 4 915 demandes ont été rejetées.
Et pour déclencher la surveillance active d’une personne, tous les moyens sont bons. Car les 166 pages du guide recommandent de récupérer tout ce qui peut l’être : empreintes digitales, itinéraires de voyages, pièces d’identité, licences de port d’armes, assurances santé, prescriptions médicales, toute carte comportant une bande magnétique, smartphones, adresses email, numéros de comptes bancaires, tickets de parking, clés USB, iPod, Kindle, appareils photo, jusqu’à la liste complète des livres empruntés à une bibliothèque ainsi que la condition de ces livres (jamais ouvert, annoté, neuf, ancien, etc.). Des éléments si nombreux qu'ils ne peuvent que concourir à faire grimper les chiffres.
Jeremy Scahill, dans un email envoyé au Huffington Post, explique les raisons qui ont poussé à la publication du guide complet : « Ce système se moque totalement du concept même de procédure officielle et du droit de faire face à votre accusateur. Le gouvernement ne vous dira pas si vous êtes sur la liste, mais il partagera son étiquette de « Terroriste reconnu ou suspect » avec d’autres gouvernements et des prestataires privés. Ces politiques font qu’il vous est presque impossible de contester cette désignation ».