Suite à l'affaire Creads et à la lettre ouverte de TravailGratuit adressée directement à Axelle Lemaire, cette dernière a reçu en début de semaine une dizaine de personnalités du monde des graphistes afin d'aborder la problématique. Compte rendu.
Depuis la visite éclair chez Creads d'Axelle Lemaire, la secrétaire d'État chargée du Numérique, les dents grincent chez les graphistes français. Il faut dire que la compagnie, comme bien d'autres, est pointée du doigt pour dévaloriser le travail des graphistes et généraliser le travail gratuit, dès lors que sur des dizaines voire centaines de projets, seuls un, deux ou trois sont rémunérés. Le mois dernier, une lettre ouverte expliquant l'agacement de la profession a donc été mise en ligne. Adressée à la secrétaire d'État au Numérique ainsi qu'aux ministres de la Culture et du Travail, la lettre a été signée par plus de 7 000 personnes à ce jour.
Pas connaissance du fonctionnement économique de Creads
Pour refroidir les esprits et tenter de trouver des solutions au problème, une réunion de plus de 2 heures a ainsi été organisée lundi soir à Bercy. Étaient entre autre invités Geoffrey Dorne (frère du blogueur Korben), Julien Dudebout (de MarieJulien.com) ou encore des membres de l'Alliance Française des Designers (AFD). De longs comptes-rendus de la rencontre ont déjà été publiés par certains d'entre eux. C'est notamment le cas sur Graphism.fr (par Geoffrey Dorne), Les Graphisteries (par Philippe Gelas), Aether Concept (par Sébastien Drouin), ainsi que sur KobOne (par Julien Clément).
En résumé, Axelle Lemaire a en premier lieu expliqué pourquoi elle avait visité Creads et vanté ses mérites. En mai dernier, soit un mois après sa mise en place, elle visitait alors de nombreuses start-ups françaises dans la même journée. Elle n'est ainsi restée chez Creads qu'une poignée de minutes, sans prendre le temps de s'informer précisément sur le fonctionnement de son modèle économique. Elle était alors plutôt intéressée par les emplois créés par la jeune pousse parisienne. Le secrétaire d'État a ensuite regretté le peu d'union et donc de représentativité entre les graphistes de France, sachant que nombre d'entre eux ne préfèrent pas adhérer à l'AFD.
Le véritable sujet de fond a par la suite été abordé, à savoir la légalité même de ce type de services. Dans leur lettre ouverte, les auteurs indiquaient notamment que les professionnels mais aussi particuliers « y travaillent sans contrats ni statuts au mépris des plus élémentaires obligations légales ». Leurs revendications étaient ainsi les suivantes : que le gouvernement clarifie sa position, qu'un contrôle soit mis en place autour des sociétés visées vis-à-vis du travail clandestin, et enfin que soit ouvert un groupe de travail pour trouver des mesures « qui permettraient d'encadrer et de limiter plus efficacement l'exploitation du labeur non rémunéré, tant sur un plan éthique et qualitatif que légal ».
Entre concurrence déloyale et travail dissimulé
Concernant les plateformes comme Creads, l'une des pistes proposées est d'invoquer le motif de concurrence déloyale. « Mais cela passera obligatoirement par une case « structuration du mouvement ». À nous de faire le nécessaire » explique ainsi Philippe Gelas. Autre angle d'attaque, le travail dissimulé pourrait aussi être exploité, ce qui impliquera là encore de la part des graphistes la mise en place d'une structure.
Le fonctionnement même de Creads ne plait pas à tout le monde
Sur le point précis du travail gratuit, Axelle Lemaire a estimé que cela avait tout de même l'immense avantage de donner de la visibilité aux jeunes créatifs. « Les plateformes de crowdsourcing instrumentalisent la promotion du jeune créatif à des fins commerciales. A nous de proposer une alternative pour mettre en avant les jeunes créatifs » a pour sa part résumé Philippe Gelas dans son compte rendu.
« Axelle Lemaire ne peut pas condamner quelque chose qui n’existe pas »
Julien Clément note de son côté que la secrétaire d'État a rappelé qu'il n'y a pas de jurisprudence en matière de « travail gratuit » et que par conséquent, seule une attaque en justice pourrait permettre de débloquer les choses. En attendant, « il n’y aura aucune chance pour que le terme de « travail gratuit » ne puisse être utilisé ou prononcé par un membre de l’administration ou gouvernement. Axelle Lemaire ne peut donc pas condamner quelque chose qui n’existe pas – au sens juridiquement prouvé. »
Autre remarque majeure, la secrétaire d'État n'a pas caché sa crainte de voir les plateformes étrangères capter le marché du crowdsourcing des graphistes si le gouvernement venait à légiférer trop activement sur le sujet, par exemple en imposant d'autoriser exclusivement des graphistes déclarés sous un statut spécifique. « Nous lui avons clairement expliqué que l’idée de demander du travail gratuitement et payer seulement si ça plaît était un phénomène de plus en plus courant auquel nous sommes confrontés indique pour sa part Sébastien Drouin. Par ailleurs, nous ne serions pas pénalisés par l’absence d’entreprises de crowdsourcing en France, celles-ci ne payant déjà pas leurs participants. Énormément de graphistes touchent des entreprises locales en direct qui ne vont pas à l’étranger pour chercher un prestataire. »
« Axer sur la qualité (...) c’est indirectement nuire aux entreprises de crowdsourcing »
Selon les différents intervenants présents lors de la réunion, la question de la qualité est régulièrement revenue sur le tapis. En effet, les graphistes qui collaborent avec les plateformes de crowdsourcing ne rencontrent jamais directement les clients, n'ont que peu d'informations et ont un temps limité. En somme, la personnalisation est limitée et la qualité n'est pas toujours au rendez-vous. Les graphistes qui ne souhaitent pas participer à ce type de plateforme doivent ainsi jouer sur ce point fondamental. Un point de vue partagé par la plupart des personnes présentes sur place, et notamment Sébastien Drouin, qui explique qu'« axer sur la qualité, en faire la promotion et la mettre en avant dans l’importance d’une bonne communication, c’est indirectement nuire aux entreprises de crowdsourcing ».
Enfin, probablement au mois de septembre, divers graphistes seront mis en relation avec la DAJ (Direction des Affaires Juridiques) de Bercy, ceci afin de discuter de leurs revendications d'un point de vue juridique. Le ministère de la Culture, qui travaille sur un guide pédagogique et une charte de bonnes pratiques sur le design et les commandes de marchés publics, pourrait aussi recevoir les graphistes, sachant qu'une cellule design a récemment été ouverte. Le gouvernement compte de plus créer des sites et des outils afin de favoriser la mise en relation entre les PME et les spécialistes du secteur.