Face à l’avis du Conseil national du numérique, qui a fustigé le blocage administratif des sites faisant l’apologie du terrorisme, le ministère de l’Intérieur a sorti une batterie antimissile. Il s’agit pour le gouvernement d’éradiquer ces critiques, qui reprennent pourtant celles du PS lorsque le groupe était dans l’opposition.
Comment justifier le blocage administratif quand on s’y est opposé depuis tant d’années ? L’actuel gouvernement tente aujourd’hui de revenir sur ses pas en reprenant les arguments de l'UMP, combattus jusqu’alors. On se souvient en effet de l’agitation de ce même PS lorsque Nicolas Sarkozy a voulu - et obtenu - le blocage administratif des sites pédopornographiques. Une mesure susceptible d’être liberticide en raison de ses effets de bords, disait alors le groupe politique qui réclamait aussi un moratoire sur les mesures de blocages.
Aux plus hautes responsabilités, la couleur politique a changé, les postures également.
Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur, avait profité d’un cocon médiatique. Quelques heures avant de présenter son projet de loi contre le terrorisme en Conseil des ministres, une information fuitait miraculeusement dans la presse pour annoncer l’arrestation d’un homme qui projetait de s’en prendre à plusieurs points symboliques en France (Tour Effeil, Festival d’Avignon, etc.). La ficelle était un peu grosse puisque le même individu était en réalité derrière les barreaux depuis un an.

Hier le même ministre savait que le Conseil national du numérique allait sortir son avis sur une partie sensible de son projet de loi. L’un des articles institue en effet un blocage administratif des sites terroristes, et le CNNum, dans un long développement, a expliqué de long en large combien cette mesure ne serait pas judicieuse. Un dispositif inefficace, inadapté, attentatoire aux libertés, bref, « une procédure exceptionnelle de blocage administratif sans que celle-ci soit justifiée par des conditions comme l’urgence imminente ou l’absence de toute autre solution disponible ». On a connu critiques plus douces.
Du côté de la Place Beauvau, la contre-attaque s’est organisée sur deux fronts : le front médiatique pour expliquer pourquoi est judicieux le blocage des sites internet faisant l'apologie du terrorisme, et sur le terrain du CNN, par une réponse point par point dans le texte de son avis.
Premier front : les médias
Dans une tribune publiée sur son site et Le Huffington Post ce 15 juillet 2014, Bernard Cazeneuve tente de rassurer : « cette mesure ne crée (…) pas un délit d'opinion : elle vise, de façon limitative, les contenus diffusés par des individus ou groupes djihadistes faisant par ce biais la publicité de leurs exactions, proposant des moyens de rejoindre le théâtre des opérations ou fournissant les conseils "techniques" pour commettre un attentat. Si de telles manœuvres devaient avoir lieu sur la voie publique, elles seraient naturellement interdites et feraient aussitôt l'objet de mesures coercitives. Il n'est pas de raison de les tolérer davantage sur Internet. »
Pour purger un peu plus ces reproches, l’Intérieur soutient que « le concours des fournisseurs d'accès et des hébergeurs sera sollicité à cette fin, comme cela est déjà le cas dans le cadre des procédures visant à supprimer l'accès aux contenus pédopornographiques ». Il omet seulement de préciser que ce blocage des sites « pédos », voté sous l’aiguillon de l’urgence, patine depuis 2011 faute pour l’État d’avoir pu s’entendre avec les intermédiaires, qui ont toujours réclamé l'intervention préalable du juge judicaire. Dans le même temps, des procédures de blocage ont pu être mise en place par des tribunaux, notamment grâce à la loi Hadopi via l’article L335-2 du Code de la propriété intellectuelle ou mieux encore, l’Arjel.
Le ministère confirme aussi, sans les détailler, que « des discussions sont d'ores et déjà engagées avec nos partenaires européens et vont s'élargir aux entreprises américaines de l'internet ». Dans tous les cas, « des précautions sont prévues pour s'assurer qu'aucun excès ne puisse être commis au détriment de la liberté du réseau ». Quelles précautions ? C’est un magistrat qui épaulera l’administration et « sera chargé de s'assurer que la liste des sites dont l'accès est bloqué est proportionnelle au but recherché. Il pourra intervenir en amont de la procédure, au moment du signalement du site concerné. Et cette procédure sera soumise, elle aussi, au contrôle de la juridiction administrative. »
Sauf que ce magistrat n’interviendra que dans le cadre d’une procédure administrative secrète, pressée là encore par l’urgence. Quant au contrôle de la juridiction administrative, il n’interviendra qu’a posteriori et à condition qu’une personne remarque que tout ou partie de ses contenus ne sont plus accessibles en France et accepte de se livrer à une coûteuse bataille.
Pour arrondir un peu les angles, Bernard Cazeneuve joue aussi la carte de l’ouverture : « les défenseurs de la liberté d'expression, les entreprises de l'internet comme les internautes doivent savoir que l'intention du Gouvernement n'est en rien d'établir un régime de contrôle du réseau, mais seulement de compliquer la tâche de ceux qui l'utilisent à des fins criminelles. Toutes les suggestions, toutes manifestations de bonne volonté seront bienvenues pour améliorer l'efficacité du dispositif et le rendre plus protecteur ». Une ouverture qui ne pourra cependant mener au juge judiciaire comme il l’a refusé dans sa réponse apportée à l’avis du CNNum, bien plus riche.
Second front : l’avis du Conseil national du numérique
Fait notable, la place Beauveu a aussi répondu hier, ligne par ligne, à l’avis du Conseil national du numérique pour y apporter ses contreréponses. Au CNN qui estime que le blocage administratif va être contre-productif pour les enquêtes en cours, Cazeneuve répond juré, craché, que « chaque demande de blocage sera émise après avis des services spécialisés, lorsqu’ils n’en seront pas eux-mêmes à l’origine ».
Un blocage inefficace ? Nullement ! « Avec ce texte, le gouvernement souhaite au mieux protéger les victimes et compliquer la tâche de ceux qui les endoctrinent en donnant à la justice et, sous son contrôle, aux services de police, des moyens d’actions et d’investigations plus efficaces – sans jamais remettre en cause nos libertés fondamentales ».
De même, quant aux effets de bord du blocage, la contre-argumentation du gouvernement est simple. Ainsi, ce n’est pas parce que cela marche pas ou pas bien qu’on ne doit rien faire : « l’encadrement de toute forme d’activité humaine est susceptible de générer des effets pervers, ceci ne constitue pas une raison suffisante pour renoncer à une régulation, y compris sur internet, qui n’a pas vocation à devenir le lieu privilégié de l’apologie de la barbarie. » C’est pourtant ce que disait le PS lorsqu’il avait attaqué le blocage administratif voulu par Nicolas Sarkozy, devant le Conseil constitutionnel (voir la saisine, et spécialement l'article 4).
Bernard Cazeneuve ne veut pas davantage entendre parler d’un moratoire sur le blocage, alors que le gouvernement défendait là encore pourtant cette idée lorsqu’il était dans l’opposition.
Il remarque cependant, comme le CNN et les FAI déjà auditionnés, que le blocage a un petit côté embêtant : on va bloquer tout un site qui sera susceptible de contenir des éléments légaux et d’autres qui le sont moins. Il se dit pour le coup simplement « conscient des difficultés ». Sans plus ?

Quand bloquer un site ? Qu'est ce qu'un miroir ?
L’Intérieur confirme aussi une information déjà donnée en Commission sur les libertés numériques : le blocage va viser une centaine de sites pour l’instant. Cependant, un détail : ce volume « ne tient pas compte des sites miroirs qui ne manqueront pas d’être créés, ni de l’augmentation à venir du nombre de sites, dont tout indique qu’il sera corrélé à l’expansion du phénomène ». On doit donc s’attendre à un blocage plus musclé avec des critères pour le moins flous : à partir de quand peut-on bloquer un site quand une partie seulement fait l’apologie du terrorisme ?
Dans le traitement du blocage, le CNN voudrait que le gouvernement s’inspire de la loi Arjel, où cette autorité fournit au juge une liste de sites à bloquer laquelle, si la décision est avalisée, est transmise aux FAI. Mais ce choix serait inapplicable ici : « le traitement des signalements par l’ARJEL constitue une réponse à une typologie particulière de site, les sites de jeux en ligne, dont les responsables recherchent une visibilité maximale et pérenne pour des raisons commerciales évidentes. Les sites de propagande du terrorisme, comme les forums d’échanges, n’obéissent pas aux mêmes caractéristiques et nécessitent donc une riposte différente ». Si on comprend bien, ces sites ne sont pas visibles, et il est donc nécessaire d’opter pour une procédure opaque - et non publique - pour les torpiller...
Cependant, à partir de quel degré de ressemblance un site devient-il le miroir d’un premier site bloqué ? 50 % ? 75 % ? 100 % ? Pas simple ! Et on se rappelle comment les ayants droit se sont cassés la tête pour tenter pareilles mesures en matière de propriété littéraire et artistique (Affaire Allostreaming).
En tout cas, Cazeneuve rejette l’idée de repasser par le juge pour obtenir le blocage d’un site puis de ses miroirs. Pourquoi ? Car « il serait alors nécessaire de saisir à nouveau le juge qui a ordonné le premier blocage, afin de statuer sur ce qui relève de la réplication ». Comme si le juge était dans l’incapacité de faire une telle analyse. De même, si cette analyse prend du temps, c’est qu’elle n’est pas simple et est donc susceptible d’être attentatoire à la liberté d’expression. Pourquoi donc s’obstiner à la confier à une autorité administrative si cet examen est pointu ?
Transparence dans l'opacité
Les arguments de l’intérieur frôlent la novlangue en certains passages. Quand le CNN déplore que « le dispositif proposé ne tient pas compte des retours négatifs et des risques soulevés par les expériences similaires à l’étranger, notamment en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme aux États-Unis, les révélations d’Edward Snowden à ce sujet et le risque de perte de confiance des consommateurs dans l’écosystème numérique », Cazeneuve vante « la démarche transparente du projet de loi, soumis au débat public, et les garanties apportées par le texte », bref tout un ensemble qui « démontre que nous inscrivons notre action dans une démarche qui ne saurait être comparable. Il n’est en aucune manière question de capter des masses de conversations privées ni d’exercer une quelconque surveillance systématique et intrusive des réseaux. ».
Seul détail, répétons-le encore, si le projet de loi est transparent puisque soumis au Parlement – heureusement ! – ces mesures seront bien confinées dans une procédure administrative par essence non publique et non soumise au contrôle préalable d’un tribunal.