[Interview] La sénatrice Corinne Bouchoux veut « booster » l’Open Data

[Interview] La sénatrice Corinne Bouchoux veut « booster » l’Open Data

Entretien avec l'auteure du récent rapport sur l'accès aux données publiques

Avatar de l'auteur
Xavier Berne

Publié dans

Droit

27/06/2014 15 minutes
2

[Interview] La sénatrice Corinne Bouchoux veut « booster » l’Open Data

Il y a deux semaines, la mission d’information du Sénat sur l’accès aux documents administratifs et aux données publiques a remis un volumineux rapport comportant toute une série de propositions visant à accélérer le développement de l’Open Data en France (voir notre synthèse). Alors que la question de l’ouverture des données publiques devrait être abordée dans le cadre du futur projet de loi numérique préparé par Axelle Lemaire, Next INpact a pu s’entretenir avec la principale auteur de ce rapport, la sénatrice écologiste Corinne Bouchoux.  

corinne bouchoux
Crédits : Corinne Bouchoux (licence Creative Commons)

Vous expliquez dans votre rapport que le mouvement de l’Open Data est aujourd’hui « largement inachevé » en France, et ce en dépit d’efforts « significatifs » depuis trois ans. Quelles sont donc les principales barrières à lever pour accompagner davantage ce mouvement ?

Je pense que le premier blocage, et non des moindres, est qu'il n'y a pas eu de geste politique suffisamment fort publiquement pour expliquer qu'on passe à l'Open Data. C'est-à-dire qu'au plan international, dans différents sommets, la France a bien joué le jeu et a plutôt été dans le peloton de tête, mais il faudrait traduire ces grandes intentions en des choses beaucoup plus opérationnelles, notamment en faisant en sorte que l'État commence à mettre en place ce qu'il prône. En gros, on est pour en théorie, et moi je dis qu’il faut maintenant passer à la pratique. C'est ça la première difficulté : on est dans « le dire », on n'est pas encore dans « le faire », ou alors pas assez.

 

Ensuite, du côté des collectivités territoriales, la situation est extrêmement contrastée. Il y a une cinquantaine de collectivités de toutes tailles qui sont très avance, qui se sont emparées du sujet et y ont vu une opportunité pour valoriser leurs données, leurs territoires, etc. Simplement, s'il n'y a pas de structures ou de personnes qui mettent du liant entre les différentes collectivités, tout cela risque de se faire vraiment en ordre dispersé, et donc d'être un mouvement qui reste inégalement réparti sur le territoire. On se retrouvera avec les pionniers d’un côté, et le reste de l’autre, ceci risquant d’ailleurs peut-être d'accentuer la fracture entre différents territoires.

 

Il y a un troisième vrai souci : c'est que pour passer à l'Open Data, il faut un minimum de bonne volonté. Or ça ne bouge pas toujours bien sur le terrain... Par exemple, si vous mettez en vrac plein de données en PDF ou des tableaux Excel mal fichus sur un site Internet, ça n'est pas de l'Open Data ! Et là je dirais qu'il y a un vrai problème avec l'administration : il faut leur expliquer que ce n'est pas en mettant plein de données à un endroit visible par le public qu’ils font de l'Open Data. Faire de l'Open Data, c'est vraiment mettre un très grand nombre de données avec une méthodologie, tout en faisant en sorte que ces choses soient accessibles, qu'elles soient lisibles, que les machines puissent les traiter, etc.

 

Après, je reconnais que certaines administrations, même si elles le voulaient, ne peuvent pas faire d’Open Data pour le moment, pour des raisons objectives de moyens et d'effectifs. Ou parfois, à défaut d'un problème de moyens, il y a peut-être un problème d'allocation des moyens. Je veux dire en ce sens que ce n’est pas toujours une priorité suffisante pour que l'on mette dans chaque grosse administration quelqu'un dessus.

Vous pointez clairement du doigt les carences de l’administration. Pourquoi ne désignez-vous personne en particulier ?

Si vous voulez, si vous lisez mon rapport, vous sentez bien que j'ai été tiraillée entre l'envie d'encourager ceux qui font et la volonté de booster ceux qui ne font pas, mais sans les stigmatiser. Je me suis située dans une problématique de l'encouragement. C'était un peu ça l'idée de ce rapport : sans stigmatiser, sans pointer, mais plutôt en valorisant les initiatives, en montrant en quoi elles sont utiles et précieuses.

Vous demandez à l'administration de faire davantage d’efforts pour favoriser le développement de l’Open Data. Alors que l’heure est aux restrictions budgétaires, n’est-ce pas inconciliable ?

Non, justement, parce qu'on s'est aperçus à travers des témoignages que lorsque deux administrations voisines - parfois distantes de 3 mètres dans un ministère - vont discuter ensemble pour faire de l'Open Data, ces personnes vont se parler. Elles vont se rendre compte qu'il y a des choses qu'on peut mutualiser, des choses qu'on peut mieux organiser, etc. Et donc je pense même que l'Open Data est une opportunité pour faire en sorte qu'on ait une administration qui soit moins en silo - comme des tours, des buildings posés côte à côte - ainsi que pour avoir une administration qui travaille davantage en équipe, en interministériel.

 

Je ne crois pas que ce soit un boulet pour la modernisation de nos administrations - qui ont quand même besoin d'être modernisées. Je pense véritablement qu'il faut le prendre comme une opportunité, c'est-à-dire que des services qui ne se connaissent pas forcément vont se réunir au moins une fois autour d'une table en se disant « vous vous avez quoi comme données ? Ah vous avez ça, et nous aussi, donc en fait on le fait en double. Et ça, personne ne le fait ? »

 

Donc moi j'inverse la problématique : je me dis que ça peut être une excellente chance de mettre tout le monde autour de la table, de faire en sorte que les gens se parlent et ne s'envoient plus des emails d'un bureau à un autre comme ça se passe maintenant avec la modernité.

Mais d'un point de vue budgétaire, ça coûte quand même de l'argent de libérer des données...

Ça coûte un peu... Mais est-ce qu’on s'est posé la question de savoir si l’administration devait prendre un téléphone ou un fax, lorsque ces appareils ont été inventés ? Non, on a dit : il faut y aller ! Les usagers, les administrés, sont équipés de téléphones, donc il faut que l'administration puisse avoir un téléphone.

 

Je pense qu'il faut qu'on sorte de l'administration de Courteline du 19è siècle, où c'était des fonctionnaires inconnus, sans nom, sans visage, etc. qui faisaient ce qu'ils voulaient dans un bureau. Je ne dis pas que ça n'a pas de coût. Ça a peut-être un coût, mais je dis que c'est un coût qui sera plus un investissement qu'une dépense gratuite, ça c'est très clair ! Aussi, ça va permettre dans les marchés publics de faire plus de concertation ainsi que de meilleures concertations. Je m'explique : si, dans tous les marchés publics, on intègre en amont le fait que la production et le fait d'aboutir à l'Open Data est une nécessité, il y a des bêtises qu'on ne fera pas.

 

Je peux vous donner un exemple. Actuellement, la carte électorale et son maniement dans les différents départements relèvent d’un marché public. Le ministère de l'Intérieur a ainsi acheté un logiciel à une société. Sauf qu’on est en train de s'apercevoir que pour utiliser cette carte, certaines administrations qui ne sont pas au ministère de l'Intérieur doivent payer des droits à cette société, alors que si on avait fait un peu attention au départ en se situant dans une logique d'Open Data, on n'aurait peut-être pas fait un marché public aussi onéreux et aussi verrouillé, qui n'est pas démocratique ! Les résultats des élections, c'est un bien commun, ça appartient à tous.

 

papiers dossiers

Vous dites qu’il faut un geste politique fort en faveur de l’Open Data, mais pourtant, vous n'appelez pas à un changement conséquent d’ordre législatif dans votre rapport...

Comme on était à la veille de la transposition de la directive sur la réutilisation des informations du secteur public, je me suis vraiment focalisée sur la façon d’améliorer les choses le plus vite possible en modifiant la législation existante. Je vous explique pourquoi : je le vois bien depuis que je suis parlementaire, la loi de 1978 a été un équilibre très difficile à trouver, et c'est une loi fondatrice. En proposant une loi beaucoup plus ambitieuse tout de suite, c'était facile, je rédigeais dix pages de plus et je disais « Idéalement, il faudrait faire ça, ça, ça et ça ». On prenait le risque, dans le contexte politique extrêmement difficile que l’on connaît actuellement, de peut-être ne pas avoir d’avancées - et je craignais même quelques reculades !

 

On peut résumer mon propos en prenant l'image d'un jardin : au lieu d'étendre le périmètre du jardin, j'ai préféré enrichir le jardin qu'il y avait devant moi, et faire monter en compétence le socle législatif existant.

 

Il y a quand même des choses dans mon rapport, qui, si elles étaient prises en compte, seraient extrêmement puissantes ! Je vous dis les choses franchement. Soit on est complètement utopiste et on a un rapport qui n'est pas validé ou qui n'est pas validé à l'unanimité, etc. Soit on entend les différentes sensibilités, et on fait quelque chose de consensuel, qui consolide le socle actuel en le faisant monter en puissance pour faire levier. Si j'avais proposé quelque chose de très radical, le rapport ne serait peut-être pas sorti ou en tout cas ça aurait été un flop. Donc entre faire quelque chose d'immensément infaisable et quelque chose qui commence à être unanimement reconnu, j'ai opté pour la seconde solution. C'est peut-être moins spectaculaire qu'une « loi Bouchoux », mais j'ai choisi le pragmatisme pour qu'on avance vraiment, pour que ce soit un rapport qui fasse date. Et je suis sûre que mes successeurs pourront repartir de ce rapport pour améliorer d'autres choses.

 

Je peux vous donner un exemple concret : si l’on crée demain un « référé communication » pour booster certaines administrations, ce sera un levier très puissant, puisqu'il s'agit d'un référé qui permettra au tribunal administratif d’obliger une administration à donner un document. C'est extrêmement fort ! Soit on autorisait tous les citoyens à demander un « référé CADA », auquel cas on aurait engorgé les tribunaux et ça n'aurait pas marché. Ou bien on proposait à la CADA d'aller elle-même devant le tribunal administratif. Entre un truc très populaire (tout le monde aurait pu aller devant le juge administratif) et un truc technique (où la CADA va avoir un bras armé extrêmement puissant pour menacer les administrations), j'ai choisi ce qui sera le plus efficace mais le moins médiatique, c'est-à-dire la deuxième solution.

 

Je le répète : mon souci a été un souci d'efficacité, et non pas de faire de l'audimat ou du buzz.

Le gouvernement travaille à l'élaboration d'un projet de loi numérique dans lequel il devrait être question d'Open Data. Ne serait-ce pas là l’occasion d’imposer une ouverture des données publiques « par défaut », en renversant la logique selon laquelle la publication est l’exception et non règle ?

Je pense que ça peut se faire, en s'appuyant sur mon travail et en s'appuyant sur la loi CADA qui dit que tout citoyen, s'il en a envie, et sans avoir à se justifier, peut avoir accès à n'importe quel document administratif, sauf quelques exceptions.

 

Je soutiens Axelle Lemaire et je suis d'accord avec elle [la secrétaire d’État au Numérique a récemment défendu l’ouverture par défaut des données publiques, ndlr]. Je pense qu'elle a raison, c'est la bonne logique. En gros, avant, on ne donnait rien sauf lorsque les gens rouspétaient et réclamaient. Maintenant, il faudra donner tout sauf les données strictement personnelles et ce qui a trait à la sécurité nationale. Je suis d'accord avec ce changement de paradigme.

Savez-vous quel regard a porté Axelle Lemaire sur votre rapport ?

Je ne sais pas, je n'ai pas encore eu de retour. Le rapport lui a été envoyé, de même qu’au Secrétaire d’État chargé de la Réforme de l’État, Thierry Mandon. Il va également être transmis à l'Assemblée nationale où une commission travaille sur la transposition de la directive.

Le gouvernement a promis le mois dernier de nommer un « administrateur général des données ». Qu’en pensez-vous ?

Je trouve ça plutôt bien ! Si on se lance dans la généralisation de l'Open Data, il faut un chef d'orchestre, et non pas quinze chefs d'orchestre qui vont chacun dans leur coin jouer leur petite musique avec leur petite fanfare... Si ça permet d'avancer, c'est très bien. En tout cas, il faut quelqu'un qui fasse ça à temps plein, parce que c'est énorme comme sujet !

Puisque vous critiquez d'autres administrations, pouvez-vous nous dire ce que Sénat, lui, fait en matière d'Open Data ?

J'ai posé la question aux administrateurs, et il paraît que si on compare ce que font le Sénat et l'Assemblée nationale, c'est quelque chose qui se met en place. Quant à la question de « qu'est-ce qu'on affiche ? », je vous invite à regarder le site du Sénat, il est quand même assez bien fait.

De fait, il y a beaucoup de données diffusées par le Sénat, mais seule une partie d’entre elles est en Open Data, et ce que depuis quelques mois seulement...

Vous avez raison. Mais je me permets de faire une remarque, et c'est la constitutionnaliste qui parle : le Sénat n'est pas une administration. C'est une assemblée, avec des prérogatives constitutionnelles et qui a à son service une administration. Vous avez raison politiquement et je partage votre point de vue, mais juridiquement, les assemblées ont une forme d'autonomie qui fait qu'elles gèrent à leur convenance un certain nombre de choses, et ce n'est que par la loi que l'on peut modifier cela, d'où les difficultés.

 

Il est un point en particulier qui n'est pas dans la compétence du Sénat, c'est la question des informations concernant les parlementaires. Là, on est conformes à la loi : il n'est pas prévu d'indiquer le patrimoine ainsi qu'un certain nombre de choses. Donc les parlementaires qui ont envie de le faire, et c'est mon cas, mettent sur leur site Internet les informations sur leur patrimoine et la façon dont ils utilisent leur réserve parlementaire. Mais ça reste quelque chose qui se met tout doucement en place, dans les limites de la loi. On va dire que c'est un « work in progress » !

 

open data sénat

Justement, la transparence en matière de réserve parlementaire est loin d’être satisfaisante... Les sénateurs ne sont-ils pas mal placés pour parler d’Open Data ?

La réserve parlementaire est publique depuis un arrêt récent du Conseil d'État, après qu’un enseignant ait effectué un recours devant la CADA. Et donc je dirais que d'ici deux ans, ce sera complètement réglé.

Vous enrobez un peu les choses, seule une partie des données concernant la réserve parlementaire a été révélée, et ces données ne figurent même pas sur le site du Sénat !

C'est limité parce que le recours du monsieur n'est que sur une seule année. Pour autant, Libération a mis en place un site Internet interactif. Sinon, c'est laissé à l'appréciation de chaque sénateur. Chez les écologistes, les dix parlementaires ont mis sur le site du groupe toute la réserve parlementaire, année par année [voir le tableau PDF limité à l’année 2013 pour l'instant, ndlr]. De mon côté, j'ai même une carte géographique de mon département pour montrer où sont localisées les associations ou les collectivités qui ont bénéficié de l'argent du contribuable.

Sauf que si ces données sont hébergées sur le site de chaque parlementaire ou par des organes de presse, ce n'est pas vraiment de l'Open Data...

Oui... En fait, c'est le ministère de l'Intérieur qui devrait faire ça. NosSénateurs.fr ont fait un gros boulot aussi à ce sujet.

Les sénateurs ne devraient-ils pas s'emparer de la question ?

Si, je suis d'accord ! Mais je ne peux que le faire de ma petite échelle, de ma petite personne et de mon petit groupe. Pour ne rien vous cacher, que je suis quand même très minoritaire dans cette Haute assemblée. On est 10 écologistes sur 348, donc c'est déjà un miracle que la commission ait pu se mettre en place. C'est une grande chance qu'elle ait pu travailler de façon paisible. Si vous réalisez dans quel contexte on est, c'est quand même une prouesse qu'on ait pu faire autant avancer les choses sur les conclusions et les principes.

 

Merci Corinne Bouchoux. 

Écrit par Xavier Berne

Tiens, en parlant de ça :

Sommaire de l'article

Introduction

Vous expliquez dans votre rapport que le mouvement de l’Open Data est aujourd’hui « largement inachevé » en France, et ce en dépit d’efforts « significatifs » depuis trois ans. Quelles sont donc les principales barrières à lever pour accompagner davantage ce mouvement ?

Vous pointez clairement du doigt les carences de l’administration. Pourquoi ne désignez-vous personne en particulier ?

Vous demandez à l'administration de faire davantage d’efforts pour favoriser le développement de l’Open Data. Alors que l’heure est aux restrictions budgétaires, n’est-ce pas inconciliable ?

Mais d'un point de vue budgétaire, ça coûte quand même de l'argent de libérer des données...

Vous dites qu’il faut un geste politique fort en faveur de l’Open Data, mais pourtant, vous n'appelez pas à un changement conséquent d’ordre législatif dans votre rapport...

Le gouvernement travaille à l'élaboration d'un projet de loi numérique dans lequel il devrait être question d'Open Data. Ne serait-ce pas là l’occasion d’imposer une ouverture des données publiques « par défaut », en renversant la logique selon laquelle la publication est l’exception et non règle ?

Savez-vous quel regard a porté Axelle Lemaire sur votre rapport ?

Le gouvernement a promis le mois dernier de nommer un « administrateur général des données ». Qu’en pensez-vous ?

Puisque vous critiquez d'autres administrations, pouvez-vous nous dire ce que Sénat, lui, fait en matière d'Open Data ?

De fait, il y a beaucoup de données diffusées par le Sénat, mais seule une partie d’entre elles est en Open Data, et ce que depuis quelques mois seulement...

Justement, la transparence en matière de réserve parlementaire est loin d’être satisfaisante... Les sénateurs ne sont-ils pas mal placés pour parler d’Open Data ?

Vous enrobez un peu les choses, seule une partie des données concernant la réserve parlementaire a été révélée, et ces données ne figurent même pas sur le site du Sénat !

Sauf que si ces données sont hébergées sur le site de chaque parlementaire ou par des organes de presse, ce n'est pas vraiment de l'Open Data...

Les sénateurs ne devraient-ils pas s'emparer de la question ?

Fermer

Commentaires (2)


Un entretien très intéressant ! Malgré les récents mouvements dans le domaine, il est clair qu’on est pas encore au point sur le partage des données publiques.


Ça avance, c’est déjà ça<img data-src=" />