Si les conflits ont de tout temps émaillé l'histoire d'Internet, les rapports de force entre les géants du Net et les « autres » n'ont jamais été aussi importants qu'aujourd'hui. Il faut dire que l'ancien monde a non seulement du mal à s'adapter, mais il est surtout désormais plus faible financièrement. Les années à venir pourraient ainsi voir des défaites cuisantes pour certaines parties.
Aujourd'hui, il est difficile de passer la moindre journée sans une actualité portant sur un conflit entre une start-up internet et un concurrent physique, des producteurs, des représentants artistes, le gouvernement, de grandes institutions, etc. La guerre entre les taxis et les VTC dans plusieurs villes du globe est certainement l'exemple le plus médiatique, mais cela va bien plus loin.
« Ce sont des débats de géants »
Comme nous le mentionnions dans le précédent édito, la concentration des opérateurs télécoms est clairement un moyen d'augmenter leur poids afin d'améliorer le rapport de force face à ce que l'on appelle les GAFA, pour Google, Apple, Facebook et Amazon. Cette semaine, Geoffroy Roux de Bézieux, le vice-président du Medef et président de Virgin Mobile (bientôt propriété de Numericable/SFR), a d'ailleurs rappelé ce point crucial lors d'une entrevue accordée à BFM Business : « C'est une course, aussi, on ne le dit pas assez, contre les GAFA. Parce que, finalement, cet accès internet, qu'on fournit nous les opérateurs télécoms pour pas très cher, il est utilisé de manière gratuite par beaucoup d'acteurs du web pour monétiser. Donc c'est un débat aussi sur le partage de la valeur. Donc ce sont des débats de géants. »
Le partage de la valeur, des débats de géants, c'est effectivement le sujet du moment entre les opérateurs et certains acteurs du Net. C'est aussi ce qui oppose Amazon et certains de ses clients, tels que Hachette Group Book mais aussi Warner Bros. désormais, qui voit certains de ses DVD connaître quelques problèmes d'accès chez le cybermarchand. Et il ne serait pas surprenant que d'autres partenaires subissent les lois de la boutique en ligne, qui cherche à déployer ses services et à renégocier ses contrats avec ses clients.
Une logique similaire se remarque pour les artistes et certains producteurs de musique avec les plateformes en ligne. C'est notamment le cas avec Deezer et Spotify qui ont connu des départs massifs de labels indépendants dans le passé. C'est aujourd'hui le cas avec la future offre de streaming audio de YouTube, ce dernier souhaitant signer un contrat au rabais avec les indépendants. Les mêmes conflits sont visibles entre les géants du Net et les États. Depuis quelques années, les manœuvres fiscales en Europe des entreprises internationales font grincer des dents, et depuis peu, c'est l'arrivée de Netflix en France qui crée de nombreux remous, que ce soit au niveau du gouvernement et des professionnels du secteur audiovisuel.
Des acteurs du Web puissants et sûrs de leur force
Et tout ceci n'est qu'un début. Car ces nombreuses situations où les « historiques » se retrouvent en position de faiblesse ne sont que la suite logique d'une montée en puissance des sociétés présentes sur le Web et qui ont réussi ces dernières années à écraser le marché. Aujourd'hui, certaines d'entre elles font parties des plus grosses valorisations boursières du monde et leur chiffre d'affaires surpasse largement la plupart de leurs concurrents. Même une petite start-up comme Uber, créée il y a une poignée d'années, arrive à bouleverser (à l'aide des autres VTC) tout le secteur des taxis. La compagnie américaine vaudrait déjà 18 milliards de dollars et pour Business Insider, il s'agit tout simplement de la prochaine entreprise qui rentrera dans le cercle fermé de celles dépassant les 100 milliards de dollars. Rien de moins.
Si un jeune et « petit » Uber peut troubler voire renverser un marché, au point d'exploiter les grèves de cette semaine pour porter un coup fatal en cassant ses prix, il est évident que des Apple, Google et Amazon n'ont pas besoin de faire tant d'efforts que cela pour en faire de même. Le rapport de force est de toute façon en leur faveur. L'un domine la musique en ligne, l'autre la recherche sur internet et bien d'autres secteurs, et le dernier est une plateforme quasi incontournable de cyber-achat. Toutes les trois ont une valorisation boursière cumulée de près de 1100 milliards de dollars et un chiffre d'affaires annuel qui dépasse les 300 milliards de dollars. Lutter contre elles était déjà difficile avant, aujourd'hui, c'est mission impossible, tout du moins pour les entreprises ou divers représentants. Tout au plus une institution comme la Commission européenne peut agir. Et encore...
Ces entreprises sont non seulement toutes puissantes, mais elles le savent. Et elles l'exploitent un peu plus chaque jour. Google, auparavant, ne mettait pas spécialement en avant ses différents services. Depuis quelques années, il ne se cache plus. Il avantage YouTube, Chrome, Maps, Google+, parfois directement sur sa page d'accueil auparavant immaculée. Amazon, pour sa part, a parfaitement saisi qui détenait les pouvoirs : lui-même. Dans son conflit actuel avec Hachette Book Group, le cybermarchand, s'il a tenu à préciser qu'il respectait l'éditeur et sa maison-mère, n'a pas pu s'empêcher de rappeler que les livres d'Hachette ne représentent qu'un « petit pourcentage de la demande (...) Si vous commandez 1 000 articles chez Amazon, 989 ne seront pas affectés par cette interruption. » Au point de conseiller à ses clients d'aller voir ailleurs s'ils y sont : « Si vous avez besoin rapidement d'un des titres touchés, nous regrettons la gêne occasionnée et vous encourageons à acheter une version neuve ou d'occasion de l'un de nos vendeurs tiers ou de l'un de nos concurrents. » Un conseil que l'on ne peut donner qu'en cas de position de domination.
Autre exemple typique, en 2007/2008, alors que la vague anti-DRM était en plein boom concernant la musique en ligne, Apple, sous l'impulsion de Steve Jobs, a commencé à négocier avec Universal, Warner et Sony alors qu'EMI et les labels indépendants avaient déjà cédé et abandonné les verrous numériques. Son service iTunes Music dominait déjà les débats, en particulier aux États-Unis, Apple a donc obtenu gain de cause, en faisant une pierre deux coups puisqu'une hausse des tarifs fut ensuite négociée (pour le bonheur des majors), brisant la barre symbolique de 0,99 euro/dollar. Une claque à l'époque, alors que la guerre au téléchargement illégal était tout aussi forte qu'aujourd'hui (si ce n'est plus) et qu'augmenter les prix n'était en aucun cas un bon signe à envoyer, même si d'autres titres sont passés à 0,69 euro pour compenser.
Et c'est loin d'être terminé
Toutes ces situations se multiplieront à l'avenir, il n'y a aujourd'hui aucune raison qui indique un scénario opposé. Nous en revenons alors à notre édito du mois de mars 2013, où nous pointions les effets pervers de la domination et de la centralisation sur le web, qui sont non seulement néfastes pour les « historiques » mais aussi pour les petits acteurs du Net. Malgré la diversité des offres, que nous le voulions ou non, des leaders « naturels » se créent et écrasent les autres. C'est le cas dans la quasi-totalité des secteurs sur Internet et l'effet mondial de la toile, sans frontière, décuple d'autant plus ces situations. Il sera d'ailleurs intéressant de suivre et analyser l'évolution du marché des VTC, car si pour le moment de nombreux acteurs existent, tout laisse croire qu'Uber a tous les atouts pour écraser la concurrence. Non seulement il lève plus d'argent (1,2 milliard récemment) mais il a un allié de poids Google, qui a investi l'an dernier dans la start-up.
Il faudra désormais regarder de près d'autres secteurs d'avenir, par exemple les imprimantes 3D, qui bouleverseront bien des emplois selon leur évolution et leur capacité à se démocratiser.