Selon nos informations, le Parquet a fait appel de l'ordonnance du TGI de Toulouse. Dans cette procédure d'urgence, il n' a cependant toujours pas communiqué ses écritures. Nous reviendrons donc plus en détails sur cette nouvelle étape, une fois l'argumentation connue.
Vendredi, le TGI de Toulouse a donc rejeté la demande du Parquet qui voulait faire bloquer l’accès aux sites de « Joe le Corbeau », un dessinateur proche de Dieudonné à qui le procureur reproche la diffusion de messages antisémites. Darty, Bouygues Telecom, Free, Numéricable, Orange et SFR, tous assignés, n’auront finalement pas à bloquer ses trois sites puisqu’un lourd problème se posait dans ce dossier. Next INpact vous explique pourquoi, jugement à l’appui.
Nous avons obtenu le jugement - toujours susceptible d'appel - qui décrit précisément les raisons de l’échec du Parquet, lequel avait été rejoint notamment par le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) et de la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (Licra). Trois sites étaient en cause dans ce dossier : joelecorbeau.org, joelecorbeau.com et croah.fr.
Pour aiguiser son tir de missile, le parquet s’appuie sur un article de la loi de 1881 modifié par la loi de 2007 sur la prévention de la délinquance. L’article 50-1 explique en effet que lorsqu’un message sur un site dépasse le cadre de la liberté d’expression, « et qu'ils constituent un trouble manifestement illicite » le juge des référés peut, à la demande du ministère public et toute autre personne y ayant un intérêt, ordonner « l'arrêt de ce service ».
Complot judéo maçonnique et lobby juif
Pour justifier de cette mesure, le procureur soutient que les messages diffusés sur ces sites sont illicites « en raison de leur caractère antisémite, car ils diffusent des textes et images répétant que le monde est aux mains d’un complot judéo-maçonnique, que les dirigeants français sont manipulés par un prétendu lobby juif et niant l’existence des crimes contre l’humanité commis au cours de la Seconde Guerre mondiale à l’encontre des juifs ». Parmi les contenus en cause, rapportait notamment Le Figaro, une photo d’une personne réalisant une quenelle devant l'école Ozar Hatorah de Toulouse, là où Mohamed Merah avait tué enfants et enseignant.
Le parquet a donc réclamé une information judiciaire à l’encontre de l’auteur. Il demande aussi que le juge ordonne le blocage d’accès sous astreinte chez Free, Orange, SFR, Bouygues Telecom, Numéricable et Darty. Il sollicite aussi la condamnation de ces FAI « à supprimer ou faire supprimer les données antisémites des sites litigieux qui pourraient être transférées sur d’autres sites susceptibles d’être créés ». Enfin, à titre subsidiaire, il demande au juge d’ordonner « la cessation de ces services permettant à ces sites de fonctionner ». Une mesure de filtrage extrêmement large puisqu’elle exige des FAI une traçabilité totale des contenus litigieux sites sans limites de temps sur tout Internet !
De son côté, la LICRA réclame une mesure équivalente, en demandant spécialement aux FAI de bloquer les futurs sites qui reprendraient ces contenus, le tout sous astreinte de 3000 euros.
La contre-attaque des FAI
En face, les FAI ont rappelé en chœur au juge que leur mission est surtout de raccorder les abonnés à Internet. Certes, la loi sur la confiance dans l’économie numérique autorise le juge à leur enjoindre des mesures de restriction d’accès, mais seulement à titre subsidiaire, lorsque ni l’auteur ni l’hébergeur ne peuvent être identifiés ou poursuivis.
Ils refusent par la même occasion d’assumer le coût de ces mesures ni d’être soumis à une quelconque astreinte. Les intermédiaires rappellent en effet au procureur « qu’ils ne sont pas responsables du contenu et de la diffusion au public des messages et des images litigieuses ». Enfin, il est hors de question selon eux d’être condamné sans nouvelle décision à empêcher leurs abonnés d’accéder à un site qui n’est pas encore créé. D’ailleurs, précisent-ils, « ils ne peuvent surveiller l’ensemble des données diffusées sur Internet » au cas où un des contenus litigieux venait à réapparaitre sur la toile. Sauf à mettre en place un dispositif de filtrage vertigineux.
La position du TGI de Paris
Le juge va finalement rappeler quelques fondamentaux au procureur comme aux associations : lorsqu’est demandée une mesure de restriction de la liberté d’expression, « le procureur doit respecter la procédure prévue par la loi sur la liberté de la presse qui protège la liberté d’expression en exigeant que l’acte qui saisit la juridiction respecte les règles de forme très précise qu’elle édicte. »
Or, ici, l’article 53 de la loi de 1881 exige que la citation précise et qualifie le fait incriminé. Même si on réclame une mesure de blocage sur le terrain de la LCEN, on ne peut évacuer cette exigence de base dès lors qu’il s’agit de restreindre la liberté d’expression.
Que voit-on ici ? Le procureur s’est limité à fournir en annexe des photocopies de textes et d’images en soutenant « le caractère ouvertement antisémite, répété dans différentes hypothèses, nationales ou internationales » des contenus du site « sans plus de précision » remarque le TGI de Toulouse. Si on résume, le procureur a mis dans une grande marmite plusieurs contenus jugés très nauséabonds, en se contentant de se pincer le nez au-dessus du couvercle… mais sans qualifier l’illicéité de chaque ingrédient.
Du coup, rétorque la justice, Joe le Corbeau n’a « pas été en mesure de présenter sa défense en sachant exactement l’infraction qui pouvait constituer un trouble et fonder le retrait ou l’interdiction d’accès » à chacun des contenus. Et celui-ci de prononcer l’annulation de l’assignation qui embarquait dans une drôle de galère les principaux FAI français.
« Voilà de quoi illustrer s’il fallait encore en douter la nécessité de s’en remettre au juge, gardien des libertés publiques » nous commente l'un des acteurs proche du dossier.