Afin d'enterrer la hache de guerre avec une partie de la presse française, Google a décidé l'an dernier de mettre la main à la poche et d'ouvrir un fonds de 60 millions d'euros. « Ce fonds sélectionnera des projets selon les mérites, notamment en terme de capacité d'innovation et de transition vers le numérique » indiquait-on en février 2013. Un an plus tard, qu'en est-il des premiers projets sélectionnés ? Le Fonds pour l'Innovation Numérique de la Presse (FINP) a dévoilé son premier bilan cette semaine.
PQR : Presse Quotidienne Régionale, N pour Nationale.
55 % du budget pour 5 projets
Depuis quelques années, une véritable guerre s'est organisée entre certains représentants de la presse et Google, ceci dans de nombreux pays. En Europe, les méthodes pour trouver une solution ont été différentes. La France et la Belgique ont trouvé des accords à l'amiable, tandis que l'Allemagne a dû passer par une loi pour contenter les pressions exercées par les quotidiens locaux. La méthode française a d'ailleurs été très critiquée par nos voisins d'outre-Rhin, estimant que ce n'est en aucun cas un modèle ni une solution viable. Pire encore, selon eux, « la solution de la France est un pari sur le monopole de Google » du fait des relations plus poussées entre les services du moteur de recherche américain (adwords, etc.) et la presse française suite à cet accord.
Négocié par les sites internet de la presse traditionnelle, l'accord disait intégrer aussi les acteurs dits "pure-players", ces sites d'actualités créés uniquement sur le web et pour le web. Mais comme on pouvait s'y attendre, ce sont bien entendu les principaux organes de presse qui ont profité de la manne de Google. Le bilan du FINP indique en effet que 16,384 millions d'euros ont été précisément investis l'an passé. Et les cinq plus gros montants alloués annoncent la couleur :
- 1,99 million d'euros pour le Nouvel Observateur et QuotidienObs, « premier quotidien digital pour un News magazine ».
- 1,97 million d'euros pour Express-Roularta (L'Express, L'Expansion, etc.) pour « une plateforme big data pour passer d’une approche de marque ("brand centric") à une vision "user centric" ».
- 1,84 million d'euros pour Le Monde et son Mobilité first, « une offre exclusive et expérimentale dédiée aux usages mobiles ».
- 1,82 million d'euros pour Le Figaro et sa plateforme Figaro.tv, qui affichera « plus de 100 vidéos par jour pour faire entrer le groupe dans l’ère de l’image ».
- 1,384 million d'euros pour Ouest France et son projet Ednum, « deux éditions en ligne par jour pour se "différencier du marché numérique français ».
Sur 23 projets différents sélectionnés, les cinq ci-dessus captent donc à eux seuls plus de 9 millions d'euros, soit 55 % du budget de l'année 2013. Il est intéressant de noter que le Nouvel Obs est le mieux lôti sachant que Nathalie Collin, la présidente de l'AIPG qui a négocié cet accord avec Google, dirige accessoirement ce même Nouvel Obs... Même si elle devrait quitter son poste d'ici peu suite à l'acquisition de l'hebdomadaire par Pierre Bergé, Xavier Niel et Mathieu Pigasse, qui détiennent déjà Le Monde, la coïncidence est troublante.
Quelques membres du SPIIL malgré tout
Parmi les 23 projets financés à une moyenne de 712 000 euros, seuls 5 sont liés à des pure-players, avec en tête Slate et 758 000 euros pour SoSlate, « la curation sociale automatisée pour analyser les conversations numériques ». Suivent dans l'ordre le site politique Contexte (441 000 euros), Rue 89 (240 000 euros pour un MOOC sur le journalisme numérique), Marsactu (131 000 euros) et Économie Matin (29 000 euros). Soit un total de 1,599 million d’euros et une moyenne de 320 000 euros. Rappelons toutefois que Rue89 appartient au Nouvel Obs depuis plus de deux ans maintenant.
Le Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne, le SPIIL, dont Next INpact est membre, a donc réussi à faire valider certains projets, alors qu'il n'a pas participé aux négociations initiales. Slate, MarsActu et Economie Matin font en effet parti du SPIIL, syndicat qui n'avait pas caché sa crainte de voir une loi s'attaquer aux agrégateurs d'actualités à l'instar de l'Allemagne.
Le paywall à l'honneur
Il faut aussi noter que si les cinq grands éditeurs de presse cités ci-dessus ont capté une grande partie de la cagnotte de Google, d'autres projets ont aussi représenté des budgets non négligeables. On retrouve ainsi La Voix du Nord, qui a récupéré 840 000 euros pour créer « 1524 portails hyper locaux derrière un paywall ». La Croix n'est pas en reste avec 835 000 euros pour La Croix Data-Driven Media, un système visant à « connaître et qualifier son audience pour mieux pousser et adapter les offres payantes ».
Sud Ouest a aussi réussi à tirer son épingle du jeu avec 700 000 euros afin de développer « une offre d'abonnement multidevices ». Libération a pour sa part reçu 649 000 euros pour déployer « une offre de publications numériques exclusives avec journal de fin de journée, suppléments et ebooks à la demande ». Quant au Télégramme, il a réuni 640 000 euros afin de mettre en place « un paywall sur une offre d'information locale de qualité ».
Répartition des projets financés en fonction de leurs natures ou objectifs
D'autres grands quotidiens et hebdomadaires sont loin derrière. On pense notamment au Parisien (144 000 euros), à Charlie Hebdo (53 500 euros) ou encore BFM TV (261 000 euros). Les absents sont aussi très nombreux, puisque ni La Tribune, l'Humanité, La Provence, Nice Matin, le Midi Libre ou encore l'Indépendant ne sont présents, tout comme de nombreux titres de presse 100 % numérique comme Mediapart et Atlantico. Il est toutefois possible qu'ils n'aient présenté aucun projet, notamment pour ne pas être liés à cet accord.
« N'y a-t-il pas un risque de conflit d'intérêt ? »
Mais comment sont choisis tous ces projets ? Dans son bilan, le FINP indique que chaque dossier est en premier lieu analysé par le Directeur du Fonds avant d’être soumis au Conseil d’administration. Ce directeur aux grands pouvoirs est Ludovic Blecher, membre du Conseil National du Numérique (CNNum) et directeur de Liberation.fr. Quant au Conseil d’administration, il est composé de sept membres, dont des personnalités issues des grands groupes (Le Figaro, Les Échos, etc.), et une présidence tournante qui intègre des employés de Google ainsi que Nathalie Collin.
Comment sont prises les décisions du Conseil d'Administration ? N'y a-t-il pas un risque de conflit d'intérêt ? Ces deux questions sont posées telles quelles dans la FAQ du FINP. La réponse est la suivante : « Tout Administrateur qui se trouve en situation de conflit d’intérêt est privé du droit de vote. Il délègue son droit de vote à un autre Administrateur qui se prononce en toute indépendance et ce, sans possibilité de passer une convention de vote. » La présence du Nouvel Obs parmi les principaux bénéficiaires soulève pourtant quelques interrogations.
Un plafond de 2 millions d'euros par projet
Il est de plus intéressant de noter que dans sa description des critères d'éligibilité des projets, il est clairement indiqué que « le financement se fera dans une proportion variable et pouvant être au maximum de 60% des dépenses éligibles, dans la limite de 2 M€ par projet ». On comprend dès lors mieux pourquoi le Nouvel Obs a récolté 1,99 million d'euros. Ce plafond de 2 millions peut toutefois être révisé prévient-on. Qui plus est, rien n'empêche le Conseil d'administration de valider plusieurs projets d'un seul et même éditeur. Du fait de la concentration des médias et des changements de main constants dans ce milieu, la situation est de toute façon inévitable.
Enfin, le Fonds pour l'Innovation Numérique de la Presse précise que son coût de fonctionnement pour l'an dernier a été d'environ 100 000 euros, « soit 0,5 % de l’enveloppe disponible en 2013 de 20 millions d’euros »). Ces 100 000 euros ne concernent néanmoins que les mois de septembre à décembre. En 2014, ces frais pourraient donc s'élever à 300 000 euros si la proportion est respectée.