Ce week-end, le sénateur écologiste Jean-Vincent Placé a laissé entendre qu’il allait bientôt déposer un proposition de loi afin d’aiguiser la législation applicable aux cas de diffamation, d’injures ou d’appels à la haine sur Internet. Nicolas Poirier, directeur juridique d’Ebuzzing & Teads (mais aussi d’Overblog pendant six ans), a accepté de répondre à nos questions.
Jean-Vincent Placé pourrait bientôt déposer une proposition de loi afin de mieux lutter contre la diffusion de propos racistes, antisémites, homophobes, diffamants,... sur Internet, et plus particulièrement sur les réseaux sociaux. Notre droit n’est-il pas suffisamment adapté face à ces comportements ?
Non seulement notre droit est totalement adapté, mais vouloir contrôler encore plus ce qu'il se dit sur Internet reviendrait à imposer un « droit d'entrée » sur Internet, via une sorte de carte d'identité qui permettrait d'identifier formellement tous les internautes ! Concrètement, si on veut aller au-delà de ce qui existe actuellement, c'est tout ce qu'il faudrait. Parce que n'importe quel internaute peut être identifié aujourd'hui.
Je reçois par exemple en tant que responsable juridique d'Overblog une dizaine de réquisitions par mois qui me demandent d'identifier un blogueur suite à une plainte, comme celles que Monsieur Jean-Vincent Placé veut déposer. Également, un avocat qui ne veut pas passer par une procédure pénale et qui veut identifier quelqu'un au civil peut obtenir une ordonnance sur requête, ça prend 24 heures à obtenir auprès du juge, et avec ça on obtient l'identification du blogueur dans les 48 heures.
Donc concrètement, il faut savoir ce que veut Jean-Vincent Placé ? Est-ce qu'il trouve qu'on n’identifie pas assez les blogueurs, auquel cas il ne connaît pas la loi ? Ou trouve-t-il que les blogueurs ne devraient pas parler sans autorisation, et auquel cas je me demande quelle voie il voudrait...
Le sénateur vise surtout les réseaux sociaux. La procédure d’identification n’est-elle pas plus complexe pour les utilisateurs de Twitter ou Facebook que pour des blogueurs ?
Avec une réquisition ou une ordonnance, toute plateforme ou réseau social rédigé en français et accessible depuis le territoire de la France doit communiquer à une autorité judiciaire qui lui en fait la demande les données d'identification.
Des personnes qui portent plainte contre des utilisateurs de réseaux sociaux se plaignent souvent de l’absence de poursuites. Certains Parquets finissent même par baisser les bras face aux géants américains...
Bien évidemment ! Il y a deux procédures : le pénal et le civil. Le pénal consiste à passer par le Parquet. Sauf que le ministère public reçoit tous les jours je ne sais combien de milliers de plaintes pour diffamation, injures, etc. Donc le Parquet a un peu autre chose à faire que de s’occuper de ces différends, aux côtés de ceux que la justice a à traiter en règle générale.
D'autant plus qu'il existe une procédure civile, ultra rapide, par laquelle la victime mandate un avocat, obtient une identification en 24/48 heures, et 48 heures plus tard, elle peut assigner la personne en référé devant un tribunal. S’en suit encore une fois une procédure rapide d'une semaine, et en gros, en deux semaines on peut obtenir la condamnation d'une personne.
Donc si les personnes choisissent d'aller au pénal, c'est leur choix mais on ne peut pas dire qu'elles ne sont pas renseignées. Tout le monde sait, les avocats en premier, qu’aller au pénal, ça veut dire trois ou quatre ans de procédure pour un résultat peut être nul... En allant au civil, c'est un résultat au bout d'un mois si la demande est justifiée.
Pour un Jean-Vincent Placé, c'est extrêmement pratique d’aller au pénal. Il est possible d'attaquer un internaute qui l'accuse de ne pas avoir payé la totalité de ses PV. Au civil, le mis en cause va pouvoir prouver que ce n'est pas le cas ou que l'exception de bonne foi l'autorise à sous-entendre que pour l'instant, avec les éléments qu'on connaît, le sénateur ne les a probablement pas tous payés. Au pénal, là où c'est très fort pour lui, c'est qu'avant même qu'il y ait un jugement, l’accusé va être convoqué par le Procureur ou le juge d'instruction, qui va le mettre en examen. Ce qui ne veut pas dire qu’il est coupable. Et Jean-Vincent Placé va pouvoir aller sur les plateaux de télévision en disant : « Vous voyez, il m'a diffamé, il est mis en examen ». Et pour les 99 % de la population française qui n'est pas juriste, mis en examen veut dire coupable. Alors qu'en fait l'affaire va arriver au tribunal et il y aura non lieu...
Aller au pénal, c'est pour moi une façon d'enterrer une affaire, parce qu’il est possible de retirer sa plainte une fois qu’il y a eu mise en examen de la personne. D’ailleurs, si Jean-Vincent Placé est si pressé de demander un changement de la loi, c’est peut-être parce qu'il ne supporte pas de se voir rappeler par les internautes ces histoires de PV...
Le problème n'est-il pas alors que ce type de procédure est trop peu lisible ou apparaisse comme hors d'atteinte pour le grand public ?
Oui et non... Je vais me faire l'avocat du diable, mais c'est peut-être pas plus mal comme ça. On n'est pas dans une cour d'école dans laquelle on va voir la maîtresse en disant « C'est pas bien, il m'a insulté ». C'est peut-être pas si mal que la procédure soit extrêmement longue ou que le procureur ne donne pas toujours suite aux plaintes pour diffamation ou injure sur Internet.
Le fait que des associations tirent régulièrement le signal d’alarme face à ce qu’ils perçoivent comme une déferlante de messages racistes, homophobes ou antisémites sur Internet n’est-il pourtant pas le signe que la législation est inefficace ? SOS Homophobie affirmait hier avoir recueilli 162 % de témoignages de plus en 2013 qu’en 2012.
Peut-être qu'ils ont tout simplement un outil qui leur permet depuis 2013 de recevoir 162 % de notifications en plus... Je travaille pour Overblog depuis 2008, et je ne vois absolument aucun accroissement des cas de racisme, etc. Au contraire, je dirais que paradoxalement ils ont l'air d'être beaucoup moins visibles. À mon avis, il y en a une grosse partie qui s'est délocalisée sur des messageries privées ou sur des choses comme Tor. Mais sur l'internet « visible », très concrètement, la part du racisme a disparu de manière très sensible.
Finalement, que faudrait-il changer dans la loi pour assurer à la fois la protection des personnes et la liberté d'expression ?
Il y a plusieurs changements qui me paraissent absolument nécessaires. Tout d'abord : changer la durée de prescription, qui est actuellement de trois mois. Ça fait paniquer les gens quand ils découvrent ça, et résultat, ils partent à toute vitesse sans réfléchir sur la première chose qui leur tombe sous la main (plainte, assignation, etc.). Si elle pouvait être rallongée et atteindre un an, je pense que ce serait une bonne chose pour tout le monde, même les hébergeurs.
L'autre réforme qui me semble indispensable, c'est la dépénalisation de la diffamation et de l'injure, qui devraient être réservées aux juridictions civiles. Ce serait une manière de ne plus permettre à des avocats ou à des personnes d'enterrer des affaires, de créer une fausse affaire en disant « j'ai porté plainte, la personne va être mise en examen », pour qu'une affaire soit réellement jugée, rapidement, et ne puisse pas permettre d'être uniquement un effet d'annonce.
Et enfin, puisqu'on en parle beaucoup depuis l’arrêt de la CJUE d’hier, je suis radicalement opposé à un droit à l'oubli tant qu'il n'aura pas été clairement formulé. Ce dont on s'aperçoit actuellement, c'est que rien ne définit aujourd'hui le droit à l'oubli. Or je reçois des notifications tous les jours et ce n'est pas monsieur ou madame tout le monde qui me contacte en général, ce sont souvent des politiques ou des personnes qui ont été condamnées en justice. Ils se servent de la loi « Informatique et Libertés » de 1978 pour faire retirer tout ce qui les concerne et leur semble négatif. Finalement, ce droit à l'oubli est appliqué de manière désastreuse, parce qu'il ne marche que pour les sites de presse, de blogs... et surtout parce que ce sont les mauvaises personnes qui l'utilisent.
Merci Nicolas Poirier.