L'Adami a mis en ligne le flux vidéo de cet échange. L'actualité initiale a été mise à jour avec le code d'intégration.
À Metz, lors de ses rencontres annuelles, l’Adami a relancé le thème du domaine public payant. La question est simple : une fois que les droits exclusifs sont éteints, par l’effet du temps, faut-il prévoir une quelconque taxe ou rémunération dès lors qu’une œuvre tombe, entre ou s’élève dans le domaine public ? Compte rendu.
Intervention d'un faux Victor Hugo sur le sujet (vidéo)
Simple, la question semble aussi incongrue, tant pour le commun des mortels, le domaine public est synonyme de gratuité. Mais depuis Victor Hugo, qui l’avait esquissée, l’idée revient telle la marée au fil des appétits numéraires. Sous forme d’une taxe, ces sommes viendraient renflouer les caisses de l’État. Sous forme d’une rémunération, elles seraient directement prises en charge par les sociétés de collecte et répartition, ou au profit d'un nouveau titulaire des droits à définir, qui pourrait être « la communauté artistique ». Après avoir étendu la protection du droit exclusif de 50 à 70 ans, ce nouveau pas a malgré tout été tenté à Metz lors des rencontres de l’Adami, la société de gestion collective des droits de propriété intellectuelle des artistes-interprètes.
Pas de définition du domaine public
Dans la bouche de l’avocat Gilles Vercken, le débat oppose finalement le droit de propriété à la liberté. Les partisans du premier estiment que la propriété est absolue, ou presque. Les autres, que le droit d’auteur est une exception dans un principe de liberté : « Chacun sur ces deux écoles tire les conséquences pratiques sur ce qu’il revendique de voir être mis en place et appliqué. En réalité, le droit aborde ces deux questions dans un rapport d’équilibre » commentera-t-il sur la scène de l’Arsenal à Metz. Et pour cause, les textes fondamentaux classent ces deux valeurs au même rang.
Comme si la situation actuelle n’était pas satisfaisante, Gilles Vercken défendra du coup le besoin de trouver un « équilibre entre les besoins du public et les besoins d’assurer aux artistes et aux auteurs une rémunération. »
Avec un domaine public payant, l’auteur ne pourrait plus autoriser ou interdire l’utilisation de ses œuvres, mais il aurait un droit à rémunération pour ces pratiques. Pour combien de temps ? « Pourquoi pas une réduction de la durée des droits exclusifs, mais avec un domaine public payant sur une plus longue durée voire perpétuelle ? » avance l’avocat face à un public (presque) conquis.
Surtout, le droit a un petit défaut en la matière : aucune définition du domaine public n’existe à ce jour dans le Code de la propriété intellectuelle. « il est mentionné deux fois, mais uniquement pour les prorogations pour cause de guerre » commente Gilles Vercken. La situation durera-t-elle ? Aurélie Filippetti veut saisir l'occasion de la prochaine loi sur la Création pour définir positivement le domaine public ce qui est sans doute, une excellente occasion pour les ayants droit de faire encore valoir leur droit à rémunération.
Un équilibre à satisfaire ?
À ce jour, les artistes interprètes du sonore ont une durée de droits de 70 ans après la fixation ou la commercialisation. Ceux de l’audiovisuel, une durée de droit de 50 ans. Bruno Boutleux, président de l’Adami, prône sans détour ce domaine public payant qu’il dépeint sous les couleurs d’un nouveau cercle vertueux à l’instar de la copie privée. « C’est le propre de la gestion collective que d’incarner des cercles vertueux pour faire qu’à travers la mutualisation des ressources, on organise une forme de redistribution équitable des fruits des artistes interprètes. »
Sous quels arguments ? Quand une œuvre vient dans le domaine public, les sociétés de gestion collectives voient s’envoler les mannes d’antan : or « pourquoi le travail des artistes et des auteurs, à partir du moment où il bascule dans le domaine public, peut-il être ainsi livré aux marchands du temple ? ». En cause, donc, un business du domaine public où certains s’enrichissent à coup de numérisation et d’exploitation, quand d’autres voient passer le train de la valeur, sans le moindre centime tombé du wagon. Pour Bruno Boutleux, il serait de la responsabilité de la société de rémunérer d’une manière ou d’une autre ce legs offert en bien commun. L'avocat Gilles Vercken émettra aussi l'idée de ne prélever cette rémunération visant le domaine public que sur le secteur commercial, non sur l'univers non commercial. Une distinction qui soulèverait cependant illico d'autres problématiques de frontière (où commence le commercial ? où s'arrête le gratuit ?).
Reprenant l'idée de Victor Hugo, selon laquelle les morts doivent aider les vivants, Caroline Huppert, scénariste et vice-présidente de la SACD applaudit. Elle explique justement que dans sa société de gestion collective, « le domaine public n’est pas un accès gratuit ». Les opéras, les pièces de théâtre du domaine, etc. rapportent environ 20 % des droits et les services sociaux de la SACD « fonctionnent entièrement grâce à cette perception ». Le directeur général de la SACD Pascal Rogard avait d'ailleurs exposé les mérites du domaine public payant lors de son audition devant la mission Lescure (notre actualité).
Partager la valeur d’un legs
« Pour moi, le domaine public payant, c’est un oxymore ! conteste malgré tout le créateur de Framasoft, Alexis Kauffmann. Dans la Déclaration des Droits de l’Homme de 1948 on évoque le droit de tous à participer à la vie culturelle. Moi qui viens du monde de l’éducation, si on devait payer une dîme pour utiliser les grands auteurs, je ne m’en sortirais pas, les chercheurs non plus ! ». Et l’intéressé d’ajouter qu’« il existe d’autres moyens pour trouver de l’argent que de s’attaquer à ce pauvre domaine public ».
Une analyse partagée par Rémi Mathis : « Ce n’est pas en taxant le domaine public (…) qu’on trouvera des sous qui, par ailleurs, existent dans d’autres endroits y compris chez ceux qui utilisent le droit d’auteur de manière extrêmement fructueuse ». Caroline Huppert citera l’exemple de Google, Rémi Mathis, celui de Disney.
« Si le domaine public c’est de la valeur, il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas de partage » insiste Boutleux qui tente de jouer sur la fibre solidaire : alors que la durée des droits a été allongée à 70 ans, soit une durée de vie, « est-il normal qu’une artiste bientôt centenaire comme Gisèle Casadesus, à l’âge où les revenus déclinent, voie finalement exploiter son travail sans qu’il n’y ait aucune rémunération ? ». L’idée fait là encore sursauter Rémi Mathis : « s’il y a des problèmes sociaux, réglons-les dans un cadre social, non en jouant sur les leviers de la diffusion de l’art ou de la connaissance ! ». D’ailleurs, certaines SPRD comme l’Adami affectent déjà des sommes aux financements des fonds sociaux.
Domaine public, Romaine Lubrique
Sur le front des opposants, Kauffmann évoque aussi la philosophie des licences libres et leur proximité avec le domaine public : « quand une œuvre est élevée dans le domaine public, on peut la distribuer, la copie, la modifier ». Il présente aussi Romaine Lubrique, un projet qui a justement pour objectif « de prendre soin du domaine public » en valorisant et mettant en avant ces œuvres culturelles face à la mémoire collective.
Valoriser le domaine public ? « On s’est aperçu par exemple qu’Apollinaire allait entrer dans le domaine public le 30 septembre dernier alors qu’il est mort en 1918 ». Le cas de l’auteur est intéressant puisqu’il a bénéficié des nombreuses exceptions permettant de repousser la date du domaine public, dont les prorogations de guerre. « Personne n’allait célébrer l’entrée de l’auteur dans le domaine public » déplore encore le créateur de Framasoft. « Autant les institutions adorent célébrer le centenaire de la mort, la naissance, mais paradoxalement pas l’entrée des grands auteurs dans le domaine public. » Une idée à retenir ?
Le domaine public et ses variations
À son ceinturon, Kauffmann expose un autre de ses projets : « Open Goldberg Variation » qui consiste en l’enregistrement des variations Goldberg de Bach. Si Bach est dans le domaine public, les enregistrements successifs, eux, ne le sont pas. « Dans l’Éducation, c’est du coup compliqué de passer des variations de Glenn Gould ! ». Avec 30 000 dollars levés par crowndfunding, une pianiste a enregistré ces œuvres en studio, et les fichiers (MP3, FLAC, etc.) sont depuis disponibles sous licence Creative Commons. Quiconque a donc le droit d’utiliser librement de ces œuvres notamment en salle de classe.
« Il faut être clair, toute l’histoire de l’art repose sur la copie » embraye Rémi Mathis, de la Fondation Wikimédia France. « Le domaine public est fondamental, selon lui, il créé une culture partagée entre plein de gens, une culture française. Si on met des barrières à la réutilisation de la Culture, on risque de remplacer cette mythologie par d’autres mythologies, pas nécessairement souhaitables ». Au hasard, un univers où les blockbusters viendraient supplanter les classiques.
Disney : quand le domaine public s'émousse
Malgré les vertus du domaine public, Caroline Huppert profite de l’occasion pour verser un bol d’acide sur les mash-up : « quand un film est dans le domaine public, les utilisateurs peuvent détourner les images des films. C’est très choquant. (…) On met une autre voix, un autre contenu, un autre son et faire dire à l’image l’inverse de ce pourquoi elle était tournée au départ ».
Choquant ? C‘est surtout grâce au domaine public, oppose Alexis Kauffmann, qu’un géant de l’audiovisuel comme Disney a doré ses fins de mois, tout en tordant les écrits de Lewis Carroll (Alice aux pays des merveilles) ou de Victor Hugo (Notre Dame de Paris) : « Disney a créé sa propre richesse sur le domaine public ! » Il est d’ailleurs piquant que cette société milite de tous les feux pour une extension des droits exclusifs, afin d’éviter qu’un autre puisse disséquer librement ses chères petites souris…
Bref, des positions bien tranchées : le domaine public payant, un legs qui doit générer une forme de solidarité, pour Bruno Boutleux. « Le beurre et l’argent du beurre », pour Alexis Kauffmann.