Nous avons demandé à l’AFUL, l’Association Francophone des Utilisateurs de Logiciels Libres, une réaction à la réponse faite par le ministère de la Défense aux députés. Celui-ci a expliqué à la représentation nationale les raisons qui ont poussé le ministère à choisir Microsoft plutôt qu’une autre solution, par exemple libre. Nous publions ci-dessous et in extenso, la tribune de Laurent Seguin, président de l'AFUL.
La réponse de monsieur Le Drian, ministre de la Défense, aux députés Marie-Françoise Bechtel et Jean-Jacques Candelier est pleine d’enseignements. Bien plus complète que celle de son prédécesseur à monsieur Bernard Carayon, elle nous apprend que le centre de compétence Microsoft, composé d'ingénieurs employés par Microsoft, est monté en puissance au sein du Fort de Bicêtre lors du renouvellement de cet accord-cadre.
En effet, dans sa réponse, le ministre confirme à demi-mot que la grande part des compétences informatiques du ministère de la Défense ont disparu et que les remettre au niveau coûterait très (trop) cher. Les mêmes conséquences de cet affaiblissement des compétences internes et l'appel à Microsoft pour les fonctions de support ont été également observées au ministère de l'Intérieur, bien qu'il n'ait pas signé d'accord-cadre similaire. Il faut y voir là les conséquences du livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale, publié le 17 juin 2008, qui exigeait de se concentrer sur les missions premières tout en réduisant les effectifs, notamment de soutien. La proposition de la société Microsoft de prendre à son compte la gestion de l'informatique du ministère, par l'externalisation, tombait donc à point pour la ventilation des lignes budgétaires.
« Locations de produits logiciels avec option d'achat »
Le ministre utilise le terme de « locations de produits logiciels avec option d'achat » qui est assez intéressant, bien que ne s'appuyant sur aucun fondement juridique. À ma connaissance le ministère de la Défense n'a pas négocié l'achat des codes sources des logiciels de Microsoft, il ne peut donc pas les « acheter », juste avoir un droit de les utiliser. Le ministre fait donc probablement référence au droit d'usage que Microsoft accorderait au ministère de la Défense sur ses logiciels. Ce serait donc un droit de jouissance des logiciels (location) sans accorder de droit d'usage sanctionné par une licence (achat) qui a valeur de contrat. Dans un scénario du pire, Microsoft peut donc, à l'expiration de l'accord-cadre, siffler la fin du jeu. Les conséquences pour le mindef seraient donc de soit de payer les licences de l'ensemble des logiciels Microsoft qu'il utilise, au prix défini par Microsoft, soit tout désinstaller du jour au lendemain. Joli risque pour un ministère aux missions régaliennes n'est-ce pas ?
Le contribuable appréciera également le fait d'avoir signé cet accord-cadre en direct avec Microsoft Irlande et non pas d'être passé par Microsoft France, qui paye ses impôts en France. Même si les licences sont détenues par Microsoft Irlande, un client comme le ministère de la Défense avait certainement la possibilité de mettre tout son poids pour faire en sorte de faire passer ces dizaines de millions d'euros par Microsoft France plutôt que de participer à ce scandale de fuite fiscale au sein de l'Europe.
L'expression Open Bar
Le ministre réfute également le terme d'Open Bar, c'est son droit. Cependant quand, en 2009, pour 100 euros hors taxe par poste informatique, le ministère peut installer pratiquement ce qu'il souhaite parmi 57 logiciels édités par la société Microsoft sur les 240 000 postes informatiques du ministère, allant de Microsoft AutoRoute à Windows HPC Server, cela ressemble assez fortement à un Open Bar. Certes, le Ministère ne dispose pas, dans cet accord-cadre, de l'autorisation d'installer par exemple Windows Server Datacenter sur ses 240 000 postes, mais la quantité de copies installables accordée par Microsoft par logiciel est bien supérieure aux réels besoins et a certainement augmenté lors du renouvellement.
Encore une fois l'OTAN a bon dos pour justifier un choix honteux. Monsieur Le Drian a, en tant que ministre de la Défense, plus de chance que ses collègues qui eux n'ont que la Commission Européenne à blâmer. Puisque Monsieur le ministre souhaite une très forte interopérabilité (au sens militaire et non pas informatique) avec l'OTAN, je lui suggère de rendre les avions Rafale à Dassault Aviation pour équiper nos armées de F18. Qu'il arrête immédiatement les commandes de fusils d'assaut de la manufacture d'armes de Saint-Étienne pour équiper nos soldats de M16. Qu'il stoppe le coûteux programme A400M pour renouveler la flotte d'avions de transport militaires en C-17 Globemaster III. Ou peut-être est-il plus urgent de remiser nos missiles mer-sol-balistique-stratégique M45 et M51 pour louer, avec option d'achat, des missiles Trident II ?
Quelle indépendance technologique ?
Le ministre de la Défense, comme ses prédécesseurs, ne voit l'informatique au 21e siècle que comme une plume d'oie numérique et l'incompétence informatique programmée au sein de son ministère l'oblige à jouer de panurgisme et à se comporter comme un consommateur. Seulement, l'informatique est devenue en quelques années un outil stratégique que les grandes puissances militaires se doivent de maîtriser. Les USA, la Russie, la Chine et l'Inde l'ont bien compris et œuvrent fortement pour leur indépendance technologique informatique et leur maîtrise nationale, en s'appuyant massivement sur du logiciel libre pour les trois derniers. La France, cinquième puissance militaire mondiale, reste à la traîne sur ces aspects alors qu'au travers de son tissu d'entreprises innovantes et de laboratoires de recherche a tous les atouts en main.
Il reste au ministère de la Défense quelques années pour corriger le tir des conséquences de cet accord-cadre et d'enfin comprendre que son informatique est tout aussi importante que sa force blindée, sa force d'action navale ou sa force aérienne. Fort heureusement pour la France les autres ministères, bien qu'utilisant également trop de solutions Microsoft, ont été plus sages en évitant de tomber dans le piège de l'accord-cadre Open Bar.
(Tribune signée Laurent Seguin)