[Interview] Le piratage de proximité, la réponse dégradée de la Hadopi

Entretien avec un membre du M@rsouin

Maître de conférence en Économie du numérique à l’Université de Rennes, Raphaël Suire fait partie des chercheurs qui étudient, depuis plusieurs années au sein du M@rsouin, les effets de la riposte graduée en France (voir par exemple ici ou ). Alors que l’universitaire a publié il y a plusieurs jours un nouvel article dans lequel il compare avec Sylvain Dejean l’organisation des réseaux de piratage à celle des réseaux de produits illicites tel que la drogue, Next INpact a pu s’entretenir avec cet enseignant-chercheur. 

Les travaux de recherche du Môle armoricain de recherche sur la société de l’information et les usages d’Internet (M@rsouin) sont régulièrement évoqués dans nos colonnes. Il y a un peu moins de deux ans, une équipe constituée de quatre chercheurs - Éric Darmon, Thierry Pénard, Sylvain Dejean et Raphaël Suire - arrivait par exemple à la conclusion que le « piratage de proximité » était particulièrement vigoureux en France. Les chercheurs avançaient ainsi que 51% des internautes s’étaient déjà procurés de la musique, des films ou des séries à partir de fichiers transmis par des proches via une clé USB ou un disque dur externe. Surtout, ce qui frappait, c’est que cette pratique était présentée comme bien plus répandue que les échanges en peer-to-peer, le téléchargement direct ou même le streaming (voir notre article).

 

suire

Dans vos dernières études, vous analysez à nouveau ce que vous appelez le « piratage de proximité ». Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à cette pratique en particulier ?

Tout est parti de l'observation du quotidien. J'ai vu beaucoup de gens qui passaient dans des appartements les samedis soirs avec des clés USB et qui venaient chercher les derniers albums du moment. À partir de là, on a eu l’intuition de se dire que c'était un peu la même chose que ce qu’on observe sur les marchés de produits stupéfiants de type drogue : je vais chez mon dealer, qui pourrait être spécialisé dans tel type de produit, comme je vais voir mon fournisseur de contenus numériques, qui pourrait lui aussi être spécialisé dans tel type de produit (films, séries, albums...). Ce n'est pas forcément les mêmes personnes, parce que c'est lié à leurs préférences et à leurs habitudes culturelles. Parfois, il y en a qui ont tout, parce qu'ils téléchargent de façon un peu compulsive. De la même manière, on a parfois des dealers qui possèdent tous les produits et d'autres qui sont plus spécialisés. 

 

À partir de ce parallèle, on a fabriqué une enquête, qu'on a menée en 2012 auprès d'un échantillon représentatif qui est exactement semblable à celui de la Hadopi. Et, en effet, on a retrouvé cette espèce d'asymétrie des comportements, avec en tête de réseau des gens qui savent parfaitement comment contourner la Hadopi, comment elle fonctionne - qui savaient donc au fond qu'elle n'était pas crédible - et qui téléchargeaient beaucoup en pair à pair. Et puis de l'autre côté de la chaîne de valeur, il y a les simples consommateurs, qui consomment eux exclusivement de la main à la main, mais qui déclarent par contre avoir peur de la Hadopi ou la croient crédible.

 

On ne dit pas que la Hadopi a créé ce réseau hors ligne, puisqu’il y a toujours eu des échanges de la main à la main concernant les produits culturels. On s'est toujours échangé des bouquins, des cassettes, sous la table ou dans les cours de récréation, etc. On dit juste que la Hadopi a vraisemblablement structuré le fonctionnement du réseau.

Le piratage était pourtant réprimé en France bien avant la mise en place de la Hadopi...

Avant Hadopi, il n’y a absolument pas de conscience du piratage. On est dans une pratique qui est complètement normalisée. Regarder une série en streaming, pour beaucoup, ça s'apparente à rien d'autre qu'une pratique partagée dans le groupe social. Il n'y a pas de notion de piratage.

 

Mais ce qu'on a remarqué, c'est qu'il y a des gens qui ne téléchargent plus. La riposte graduée a donc bien eu un effet dissuasif. Mais ces gens qui ne téléchargent plus consomment toujours de l'illégal, via le réseau de la main à la main. Et ça, c'est clairement du fait de la Hadopi, qui a rendu ces échanges très asymétriques !

 

Le problème est qu’au fond, on ne sait pas très bien ce que réprime la Hadopi... C'est d’ailleurs un peu leur discours en ce moment : si l'on n'observe rien, si l'on ne prend personne, c'est que la riposte graduée a une vertu pédagogique et incitative. Bon... En tout cas, ça fait cher la pédagogie pour le contribuable ! Nous on dit qu’il y a certainement un peu de gens qui ont arrêté de télécharger, mais par contre ils consomment toujours de l'illégal.

Justement, au regard de vos nombreuses études sur le sujet, comment évaluez-vous aujourd’hui l’efficacité de la riposte graduée ?

C'est-à-dire que de façon très formelle, il nous faudrait des données longitudinales. Là, ce qu'on a, c'est une enquête datant de 2012... Mais ce qu'on sait clairement depuis bien longtemps, c'est que les gens les moins frileux font évoluer leurs pratiques en fonction de la façon dont la loi évolue. On surveille le pair-à-pair, ça descend dans la rue, ça n'empêche pas de pirater via un VPN ou quoi que ce soit... Ces gens-là, en fait, ils continueront. Quoi qu'on surveille, ils sauront contourner.

 

Et puis il y a la partie incitative, ou pédagogique. Ce qu’on a montré c'est que oui, il y a une partie de la population qui a arrêté de télécharger. Mais elle est minoritaire et elle continue malgré tout d'avoir des pratiques illégales, en s'approvisionnant dans le cercle familial, etc. Je pense que cette pratique « de la main à la main » est complètement normalisée aujourd'hui. Il n'y a même plus vraiment le sentiment d'être dans l'illégal. Et ça, ce n'est pas possible de le surveiller pour la Hadopi, à moins de mettre en place une « police de cour de récréation » ou une « police d'appartement ». Ces pratiques ont toujours existé mais ça s'est amplifié et c'est impossible à surveiller.

Vous considérez donc que la riposte graduée est inefficace ?

J'ai plutôt tendance à dire qu'en effet, du point de vue du contribuable, si l'on veut vraiment surveiller toutes les pratiques illégales, alors le coût peut tendre vers l'infini. Et ça peut devenir complètement incroyable de vouloir implémenter une autorité qui viendrait surveiller ce genre de choses.

 

usb

À partir de votre étude de 2012, vous placiez le piratage de proximité avant le streaming ou le peer-to-peer. Ce « panorama » est-il encore valable aujourd’hui en France ?

On n'a pas de chiffres sur 2014, mais je ne pense pas que les choses aient bien évolué depuis 2012. Les résultats les plus fondamentaux, on les a trouvés en fait il y a 4/5 ans. Un, c’est que les pirates ne sont pas des radins. C'est-à-dire qu'il y a une forte corrélation entre le piratage et la consommation de culture payante. Deux, c’est que le pair-à-pair n'a jamais été stoppé : il y a toujours autant d'échanges de fichiers illégaux. Et puis trois, il y a des pratiques de « piratage » qui sont complètement normalisées, et qui sont presque conventionnelles.

Le président du CSA a pourtant affirmé il y a plusieurs mois que l'on assistait à une « extension massive du piratage »...

Le CSA joue un peu au lobbyiste ! Je ne suis pas convaincu qu'on observe cela... Ce qui est certain, c'est que la pratique est totalement stabilisée.

Si la riposte graduée était conservée en l'état et transférée au CSA, de quelle manière le piratage évoluerait-il ?

C'est une question un peu difficile... Je pense que jusqu’ici, les gens associaient assez facilement la Hadopi avec riposte graduée puis avec les réseaux de pair-à-pair. Ils arrivaient en ce sens à relier leurs pratiques au « gendarme ». Là, le CSA, c'est pour beaucoup quelque chose de pas forcément très connu, notamment s’agissant des plus jeunes. Honnêtement, je ne sais pas très bien ce qu'il va se passer... La vraie question serait plutôt : est-ce que le gendarme sera plus crédible ? Je ne pense pas.

Quelles solutions alternatives pourrait-on envisager contre le piratage ?

On a toujours soutenu dans nos travaux que tant qu'il n'y aurait pas d'offre légale capable de proposer des catalogues qui soient à peu près bien indexés et qui soient suffisamment profonds pour satisfaire les « pirates », ça ne marcherait pas. Il faut bien insister ici sur l’erreur historique dont l'industrie musicale ne se relève toujours pas, et qui est de ne pas avoir su s'adapter aux comportements des internautes. Deezer et Spotify ont aujourd'hui le vent en poupe. Mais c'est le marché qui évolue, ce sont des plateformes privées qui passent des accords avec des maisons de disques, etc. Sauf que ces innovations proviennent d'acteurs périphériques, mais pas de l'industrie musicale en soi.

 

Ça ne veut pas dire que les industries culturelles ne prennent pas leur part en ayant des accords financiers avec ces acteurs pure players, mais tant qu'on ne comprend pas en profondeur les pratiques et les mutations de comportements liés au numérique, de fait, on ne fait pas évoluer son industrie dans le bon sens, donc on cherche à freiner un mouvement de fond. Et la Hadopi a clairement été ça : on va règlementer un mouvement de fond comportemental. D'abord, ça a été avec les DRM et puis ensuite avec la riposte graduée. Mais on voit bien que tout cela est très coûteux pour le contribuable et que l’on n'est pas bien certain de l'efficacité de tout ça. Tout ce qu'on dit nous, c'est que c'est quand même extrêmement peu efficace.

 

Merci Raphaël Suire. 

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