Devant la mission Lescure, la SACD a fait ses voeux. Outre une modification de la LCEN, elle sollicite aussi une redevance sur le domaine public. Une idée qu'elle avait déjà poussée dans les pages du rapport Zelnik.
Pascal Rogard (SACD)
Lors de son audition devant la Mission Lescure (36" et s.) , Pascal Rogard (SACD) a multiplié les propositions. Il a défendu par exemple une refonte du régime de l’hébergement. « C’est un sujet important puisqu’avec l’arrivée de la télévision connectée vous allez avoir un système audiovisuel à deux vitesses. Celui ultra réglementé de l’audiovisuel classique et celui dérégulé de l’audiovisuel qui passe par internet. Ce n’est pas possible quand vous êtes sur le même marché, que vous êtes concurrents et vivez des mêmes recettes publicitaires, d’avoir des règles aussi différentes ».
Pour pousser son argumentation, Rogard s’appuie sur les accords signés par les plateformes avec les éditeurs afin de diffuser ces contenus sur les sites communautaires. « Ils ont incontestablement une activité d’hébergeur. Ils ont incontestablement une activité d’éditeur. Or la législation actuelle ne les traite en réalité que d’hébergeurs ». Problème, Rogard, juriste de formation, oublie de préciser à la mission Lescure que la jurisprudence n’hésite pas à corriger ce qu’il reproche, et décide une application distribuée des statuts. On a déjà vu par exemple un intermédiaire qualifié d’éditeur sur une partie de ses activités, mais hébergeur pour le reste.
Cerveau disponible
Sur le monde de l’Internet, le même Rogard se lâche. À l’époque du projet de loi Hadopi, dit-il, « on nous a cassé les pieds pour dire qu’on allait espionner les internautes. Qui est qui espionne les internautes ? C’est l’Hadopi ? Non ce sont les grandes entreprises, Google, Facebook, Apple, Amazon. Eux, ils espionnent pour vendre ce que Patrick Le Lay appelait du temps de cerveau humain ». Rogard oublie juste deux ou trois détails là encore comme la mission sur le filtrage (toujours d’actualité), le brevet Riguidel, l’amendement Riester qui voulait pousser le dispositif Hadopi jusque dans les échanges par email…
Redevance sur le domaine public audiovisuel
Mais le plus beau arrive et vise cette fois la question de la valorisation du patrimoine. Le représentant de la SACD revient sur une de ses propositions reprises par la mission Zenik. Son appétit vise cette fois les œuvres audiovisuelles tombées dans le domaine public.
« Il n’y a pas de raison que l’État finance la protection d’une œuvre du domaine public et sa conservation » dit-il, « car si elle n’est pas protégée, elle n’est pas conservée et va disparaitre », or dans le même temps, ajoute-t-il « des opérateurs privés vont bénéficier du travail tombé dans le domaine public ». Pascal Rogard pense avoir trouvé une solution : il propose devant la Mission Lescure « une redevance sur le domaine public audiovisuel pour financer la conservation, la numérisation et la mise à disposition des œuvres. Ce n’est pas une redevance qui va aux ayants droit. Les ayants droit c’est terminé, c’est la fin de la propriété intellectuelle » croit-il. « Ce n’est pas une redevance qui recrée un droit d’autoriser ou d’interdire, ce droit est clos. C’est simplement une rémunération qui va financer ce travail de conservation » car, ajoute-t-il, « il n’y a aucune raison que ce soit la collectivité publique qui le finance sans aucune contrepartie. »
Contacté, Pascal Rogard nous précise sa pensée : « Une œuvre audiovisuelle dans le domaine public n’est pas comme un livre ou une pièce de théâtre. Si on veut la conserver pour les générations futures quelqu’un doit intervenir pour conserver, protéger et même restaurer. Et quand un éditeur veut diffuser ces œuvres, il devrait payer une redevance pour financer tous ces travaux. »
Rapport Zelnik
Cette idée d’une redevance sur l’exploitation des œuvres du domaine public cinématographique avait été reprise dans le rapport Zelnik. (page 10 du PDF). Le principe était d’abonder un fonds pour financer la numérisation des contenus culturels : « l’instauration d’une redevance sur l’exploitation des films tombés dans le domaine public paraît le bon vecteur pour la création d’un tel fonds. Peu d’oeuvres cinématographiques sont d’ores et déjà tombées dans le domaine public, et celles qui le sont restent peu exploitées. Mais la situation va progressivement changer. Les années et les décennies qui viennent vont progressivement voir entrer dans le domaine public des classiques de l’entre-deux-guerres, qui sont régulièrement diffusés en salle, à la télévision ou en vidéo. Or le film de cinéma est indissociablement lié à son support original, qui doit être protégé, numérisé, restauré très régulièrement. La mission suggère d’instaurer une redevance sur l’exploitation des films tombés dans le domaine public, et d’affecter son produit à un fonds spécialisé dans la numérisation des catalogues, géré par le CNC. Ce dernier devra être chargé d’en étudier les modalités concrètes et le calendrier de mise en oeuvre. »
Domaine public payant
Si on remonte plus loin en arrive, dès 2004 le Conseil Economique et Social avait posé les bases de ce principe dans un chapitre dédié au « domaine public payant ». (p. 22 i12)
Une partie notable des catalogues des éditeurs de musique, du livre et du cinéma correspond à des oeuvres qui sont « tombées » dans le domaine public. Il convient pourtant de préciser que le prix des éditions de telles oeuvres n’a que très rarement été réajusté à la baisse pour bénéficier aux consommateurs. D’un point de vue général, l’oeuvre tombe après soixante-dix ans post mortem dans un domaine public qui confère à son utilisation une quasi-gratuité. Les véritables bénéficiaires de cette gratuité sont certains acteurs de la création, producteurs, éditeurs de livres ou de disques, qui accèdent ainsi à un fonds libre. L’utilisation des oeuvres tombées dans le domaine public devrait donc être soumise à rémunération quand il s’agit de leur téléchargement sur Internet.
Dès l’instant où l’hyper reproductibilité de l’oeuvre opère un tournant technique décisif et qu’elle permet la diffusion à très grande échelle d’oeuvres du domaine public, la question de la rémunération des créateurs se pose également par cet aspect-là : il devient équitable d’instaurer une perception de droits sur ce domaine public, qui, collectés de façon centralisée et collective, alimenteraient un fonds d’aide à la création nouvelle. Il s’agit d’appliquer à ce domaine le principe de l’utilisateur-payeur, qui doit souffrir du moins d’exceptions possibles. Le téléchargement affectera toujours davantage la diffusion payante des supports matériels, la dématérialisation est en marche. Toute l’attention doit se porter sur le circuit dématérialisé, virtuel, de l’oeuvre et la rémunération de son utilisation au profit de la création. Bien entendu, la croissance exponentielle des échanges de données concerne également les oeuvres libres de droits d’auteur. Le Conseil économique et social recommande la création d’un domaine d’oeuvres tombées dans le domaine public mais dont l’utilisation serait soumise à des droits. Le maintien du paiement de droits permettrait d’alimenter les fonds d’aide à la création existants déjà dans divers organismes. Cette modification engendrerait une situation nouvelle pour le droit des interprètes. Sans remettre en cause le primat du droit d’auteur sur les droits voisins, le Conseil économique et social recommande que le droit de l’interprète lui soit ouvert toute sa vie durant.
Lors du rapport Zelnik, cette idée de redevance avait été fraichement accueillie. « La proposition du rapport Zelnik de taxer l’exploitation des films du patrimoine pour faciliter leur numérisation ne remet pas en cause frontalement cette conception, mais elle en démolit la signification. Il n’est pas question en effet de faire renaître des droits de propriété intellectuelle sur le domaine public qui seraient transférés à l’État. Juridiquement, le domaine public reste entier. Mais pratiquement, la taxe aura pour effet de faire renaître, sur la base d’un autre fondement, une forme de droit d’exploitation des œuvres qui servira d’assise à la nouvelle taxe » explique le blog spécialisé ScinfoLex
Philippe Aigrain, l’un des cofondateurs de la Quadrature du Net n’était pas moins en colère. « La seule référence au domaine public [dans ce rapport Zelnik, NDLR] est celle qui consiste à ressortir la vieille et obscène idée du domaine public payant, cette fois pour financer la numérisation des films. Déjà que le domaine public audiovisuel est fort étroit, mais en plus il faudra payer pour l’utiliser. Cela rapportera des clopinettes, mais créera des coûts de transaction dissuasifs. Comment peut-on ne pas voir que les véritables bénéfices sociaux et économiques du domaine public sont son existence et son usage mêmes (pour de nouvelles oeuvres, pour l’éducation et la formation, pour la critique et la recherche). »