À l'heure où les ventes de jeux dématérialisés ne cessent de croître, les éditeurs souhaitent empêcher la vente de jeux d'occasion et Game France est en redressement judiciaire, nous avons interrogé une petite boutique indépendante de jeux vidéo située à Auxerre.
Gauthier Balcaen a ouvert LOADED, sa boutique de jeux vidéo, le 20 mars 2007. Située au 64/66 avenue Haussmann à Auxerre, sa boutique a surfé sur les succès de la Wii, de la Xbox 360, de la PS3, des différentes DS, des PSP. Elle a aussi connu la montée en puissance des services comme Steam, la multiplication des techniques empêchant la revente de jeux d'occasion et l'arrivée de concurrents (grandes surfaces, chaînes spécialisées, etc.). Les propos ci-dessous ne sont représentatifs que du magasin en question, et non de toute la profession.
Le dématérialisé, « une grande crainte » pour les revendeurs
PC INpact. Bonjour Gauthier. Comment se situe la vente de jeu vidéo en boutique aujourd'hui pour vous ?
Bonjour. Les ventes se maintiennent sur consoles de salon et portables contrairement au PC où beaucoup de clients se tournent de plus en plus vers la vente sur internet, que ce soit en version boîte via des sites marchands ou en dématérialisé via Steam qui truste le marché du téléchargement légal.
Le piratage sur PC a également contribué à la baisse des ventes en magasin. Sur DS, les cartouches pirates telles que les R4 ont aussi beaucoup joué sur les ventes, et le grand nombre de DS vendues n'a compensé qu'en partie les pertes de volume des ventes de jeux.
Mais heureusement, il existe toujours des clients pour qul le produit est important et mérite d'être payé pour encourager les développeurs et permettre aux boutiques comme la notre de vivre de leur passion.
Justement, n'avez-vous pas peur que le dématérialisé se généralise à tous les supports ?
Si, c'est une grande crainte de tous les revendeurs, que ce soit une chaîne ou un indépendant. Lorsque les jeux ne seront plus en vente en version boîte, les boutiques spécialisées fermeront les unes après les autres, car il sera impossible de vivre uniquement grâce aux ventes de consoles et d'accessoires.
Pour information, la marge sur une vente de console va de 2 € à 8 € en fonction du modèle, on est loin du cliché du magasin de jeux vidéo qui gagne beaucoup d'argent dessus. Il y a eu récemment une information qui a circulé qui révélait que Sony et Microsoft avaient failli passer au tout dématérialisé pour la prochaine génération de consoles, avant de se raviser après avoir constaté qu'il y avait trop de différence entre les accès internet pour que ce soit viable. Et effectivement, une personne qui est connectée en 512k - oui, ça existe encore - mettrait combien de temps avant de pouvoir jouer si elle devait télécharger 40 Go de données ? Et quid de ceux qui n'ont pas internet ou qui n'ont pas connecté leur console à internet ? On leur interdirait de jouer ?
Les prochaines consoles auront donc encore des lecteurs optiques, mais de plus en plus de jeux devraient être proposés simultanément à la vente physique et dématérialisée. De plus, il ne faut pas croire qu'une fois le tout dématérialisé en place les prix baisseront parce qu'il n'y aura plus de boîtes, de disques, et moins d'intermédiaires. Sur les consoles de salon, les jeux en téléchargement sont quasiment tout le temps aussi chers (ou à peu de chose près) que les versions boîtes, quand ce n'est pas l'inverse. Nous avons constaté que plusieurs titres étaient vendus sur le XBOX Live et le PSN à 29,99 € alors qu'ils étaient disponibles en magasin à 19,99 €. Même s'il y a effectivement certains jeux disponibles moins chers en téléchargement qu'en magasin...
Peut-être que tout cela changera dans le futur, nous verrons bien.
Mais le dématérialisé semble bien être l'avenir. À l'instar des magasins de disques, ceux de jeux vidéo sont-ils condamnés à disparaître ou le salut passera-t-il par la vente de produits tiers ?
Les produits tiers comme les accessoires et les consoles ne rapportent pas assez de marge pour permettre de faire vivre un magasin, sans compter que la part la plus importante des volumes de vente ce sont les jeux.
Certains magasins pourraient continuer à vivre en proposant des produits dérivés, des goodies, des figurines, mais toutes les boutiques n'ont pas une clientèle qui les suivrait sur ce terrain, voire n'ont pas ce genre de clientèle du tout. Je pense notamment aux boutiques situées dans les petites villes.
La mort de l'occasion, c'est la mort des magasins
Et le marché de l'occasion ? Est-il important pour une boutique comme la vôtre ?
Bien sûr. Il représente la plus grosse partie de la marge réalisée, et cette partie est essentielle pour nous permettre de vivre. Quand je vois les éditeurs vouloir mettre fin à l'occasion sous prétexte que ça leur fait perdre des ventes, je pense qu'ils ne poussent pas leur réflexion assez loin.
Quand ils disent que 10 000 personnes ont acheté le jeu d'occasion et qu'ils ont donc loupé 10 000 ventes, c'est faux : parmi eux, combien auraient réellement acheté le jeu neuf au prix fort ? Combien se le seraient fait prêter par un ami ? Combien auraient fait l'impasse sur le titre ? Alors, certes, ils ratent des ventes, et je peux comprendre qu'ils n'aiment pas ça, mais leur raisonnement est faux.
De plus, est-ce qu'on voit les constructeurs de véhicules vouloir interdire la vente de véhicules d'occasion ? Idem pour les DVD / Blu-ray ? Non.
Dans la pratique, la fin de l'occasion c'est comme la fin des ventes de jeux en version boîtes : c'est la fin des magasins de vente traditionnels.
Il existerait un moyen de contourner ce problème et d'arrêter la vente de jeux d'occasion sans léser ni les clients, ni les magasins : augmenter les marges sur les jeux neufs. Bien sûr, cela accentuerait le problème des grands distributeurs qui cassent les prix, mais au moins ça laisserait une chance aux magasins traditionnels.
Pour en revenir aux marges, sachez que pour un indépendant comme nous on navigue entre 7 % et 20 % de marge sur un jeu neuf (même si le cas de 20 % n'est pas le plus courant). Concrètement, nous gagnons en moyenne 5 € sur un jeu neuf vendu 39,99 € sur DS ou 44,99 € sur 3DS et nous gagnons en moyenne 10 € sur un jeu neuf vendu 69,99 € sur PS3 ou XBOX 360. Quelques éditeurs sortent des sentiers battus et nous octroient plus de marges, nous les remercions, ils se reconnaîtront. Sachez également que le constructeur qui octroie le moins de marges sur les jeux qu'il édite est également celui qui en octroie le moins sur ses consoles. Mais je m'égare.
Pour finir sur l'abandon de l'occasion, sa fin pure et simple signifierait la mort des magasins dans le contexte actuel, mais serait néanmoins possible : il suffirait de revoir les politiques tarifaires des éditeurs, que ce soit les prix de vente publics ou les marges.
Et outre le problème des marges, du dématérialisé et des éditeurs empêchant la vente d'occasion, vous subissez aussi la concurrence des grands groupes et des hypermarchés.
Il faut savoir que les chaînes spécialisées dans le domaine des jeux vidéo pratiquent généralement le prix de vente public conseillé. Ce sont principalement les grandes surfaces ou les sites généralistes qui nous concurrencent sur les prix.
Et dans leur cas, il y a deux types de concurrence. Il y a les groupes qui vous font payer le prix conseillé mais qui vous reversent une somme sur votre carte de fidélité, et il y a ceux qui cassent les prix. Et s'aligner est pour ainsi dire impossible, et pour plusieurs raisons. Tout d'abord, si on cherche à s'aligner et qu'on doit dire adieu à une partie de notre marge tous les mois, c'est la santé de l'entreprise qui se retrouve mise en jeu. Alors nous mettons en place des opérations spécifiques et temporaires, principalement en fin d'année : par exemple cette année nous avons mis en place une campagne de réservation qui permet aux gens qui réservent leur jeu de bénéficier de 10 € de remise lors de leur achat. Il faut savoir que nous vendons alors à prix coûtant, sans aucune marge. Bien sûr, il est impossible de survivre en faisant ça sur tous les jeux, alors nous faisons une sélection. Cette année les jeux sont FIFA 13, Assassin's Creed III et Call of Duty Black Ops II.
L'autre raison est que là où un grand groupe commande plusieurs milliers de pièces, pour ne pas dire plusieurs dizaines de milliers voire plus, nous n'avons évidemment pas les mêmes moyens financiers et ne pouvons donc pas négocier les mêmes marges que ces fameux groupes. Il arrive donc fréquemment que certains prix de vente constatés sont bien en dessous de notre prix d'achat, alors que faire ?
Sans compter qu'il arrive également que certains produits ou que certaines versions d'un jeu ne soient disponibles que chez certaines enseignes car elles achètent l'exclusivité. Le problème est que les éditeurs ne jurent que par les grands groupes, mais se rendent-ils vraiment compte du nombre de magasins indépendants qui leur rapportent également de l'argent et leur permettent de vendre leurs produits ? Et combien de magasins indépendants ferment chaque année à cause de la politique de marge et d'exclusivités que tiennent les éditeurs ?
Mais le client répondra que seul le prix compte et que le service n'est guère différent entre une boutique indépendante et un grand groupe.
Effectivement, pour certains clients seul le prix compte, et justement si, le service est différent. Si vous allez dans une grande surface, vous n'avez pas le conseil que vous pourriez avoir dans une boutique spécialisée. Combien de clients sont venus nous voir après avoir acheté un produit (console, jeu, accessoire) en grande surface pour nos poser une question sur le fonctionnement ? Plus que vous ne le pensez.
Certains ont même acheté le mauvais produit par manque de conseil, voire à cause d'un mauvais conseil. Si, il y a une différence entre l'indépendant spécialisé et la grande surface : la présence ou non du conseil, ainsi que sa qualité. Attention, je ne dis pas que c'est comme ça partout, mais je dis que ça arrive. Bien sûr, l'inverse doit aussi exister.
Concernant les chaînes spécialisées, je n'entrerai pas dans le détail, mais tout le monde a ses points forts et ses points faibles, même si cela dépend des magasins. Tous les points de vente d'une même chaîne n'ont pas la même relation avec le client. Tous les indépendants non plus.
« La politique des éditeurs n'est pas bonne »
C'est vrai, le dernier trimestre représente à lui seul 50 % du chiffre d'affaires de l'année. Et de mon point de vue, la politique des éditeurs n'est pas bonne. Trop de titres sortent à la même période sur un laps de temps très court, et évidemment seuls quelques titres arrivent à tirer leur épingle du jeu. Et paradoxalement on se retrouve avec certains mois dans l'année avec quasiment aucune sortie.
Trop d'éditeurs et trop de titres veulent être présents sur la période des fêtes. Or, il est évident qu'il n'y a pas de place pour tout le monde. Du coup, le consommateur doit faire des choix, et certains titres qui mériteraient qu'on s'attarde sur eux passent à la trappe, alors que s'ils sortaient à un autre moment ils auraient bien plus de visibilité.
Heureusement, certains titres se vendent tout au long de l'année, et même si ça fait de la peine à messieurs les éditeurs, il y a l'occasion qui permet de compenser des ventes moins fortes sur les produits neufs par une marge supérieure avec les produits d'occasion.
Alors non, le marché n'est pas assez uniforme en termes de sorties : certains mois sont creux, des mois sont surchargés, ce n'est bon pour personne, ni pour l'éditeur, ni pour les magasins, ni pour les clients.
Si certains éditeurs veulent mettre leurs titres en avant pour Noël, rien ne les empêche de les sortir plus tôt dans l'année et de remettre en avant une édition avec des suppléments ou à petit prix pour les fêtes. Il n'y a pas que les grosses nouveautés qui se vendent à Noël, il en faut pour toutes les bourses.
La plupart des clients n'achètent donc que lors de la sortie du jeu et non six mois ou un an plus tard par exemple ?
En fait, ça dépend des titres, il n'y a pas de règle. Il y a les titres qui font de très bonnes ventes à la sortie et qui au bout de quelques semaines s'essoufflent. Les ventes reprennent lors du passage du titre à petit prix.
Il y a des titres qui connaissent un démarrage difficile, mais qui se vendent ensuite grâce au bouche-à-oreille. Il y a des titres qui ne se vendent pas à prix fort et qui ne se vendront correctement qu'une fois à petit prix.
Enfin, il y a les titres qui ne vendent pas du tout et les titres qui se vendent bien tout au long de l'année, indépendamment de la qualité du produit.
C'est pour ça qu'il est très important de ne pas s'arrêter aux nouveaux jeux mais également de bien travailler ce qu'on appelle le « fond de catalogue », c'est-à-dire tous les titres un peu plus anciens mais qui se vendent encore bien, tous les titres qui méritent une place en rayon. Avoir un beau rayon « petits prix » est également très important, ça permet de diversifier l'offre.
Des exemples typiques de bouche-à-oreille ?
Borderlands 1 et Darksiders 1, ça s'est vendu un peu au début, et puis le bouche-à-oreille s'est mis en route. God of War 1 à l'époque sur PS2, il a fallu le pousser au début pour qu'il se vende, et c'est devenu une licence phare.
Un dernier mot ?
L'industrie du jeu vidéo subit elle aussi la crise : beaucoup de magasins ont vu leur chiffre d'affaires baisser, les éditeurs également, et ils deviennent du coup plus frileux sur la mise en place de certains jeux. Et certains indépendants ont fermé ou vont fermer, et même un groupe comme Game va mal.
De plus, il y a toujours un creux avant l'arrivée de la génération suivante, et les nouvelles consoles sont justement en passe d'arriver sur le marché avec la Wii U en cette fin d'année, la nouvelle XBOX et la nouvelle PlayStation certainement fin 2013, début 2014.
Merci Gauthier.