Ce que pourrait changer la loi « Anti-Amazon »

Garanti sans frais de port

Quelles conséquences pourrait avoir la proposition de loi « Anti-Amazon », en mettant notamment un terme à la gratuité des frais de port pour les livres commandés sur Internet ? Alors qu’aucune étude d’impact n’a été réalisée sur ce texte ayant suscité beaucoup de réactions, PC INpact revient plus en profondeur sur cette question aux multiples facettes.

sénat

 

Le 8 janvier dernier, le Sénat a adopté la proposition de loi déposée quelques mois plus tôt par une poignée de députés UMP afin d’ « encadrer les conditions de la vente à distance des livres ». Cette loi dite « Anti-Amazon » a déjà fait couler beaucoup d’encre, notamment parce que les pouvoirs publics se plaisent à afficher à cette occasion leur unanimité face aux pratiques du géant du commerce en ligne.

 

Quoi qu’il en soit, si le texte a grandement évolué suite aux débats parlementaires, la version retenue il y a deux semaines par la haute assemblée vise à modifier la loi de 1981 sur le prix du livre. En l’état, il est prévu d’y ajouter les dispositions suivantes :

 

« Lorsque le livre est expédié à l'acheteur et n'est pas retiré dans un commerce de vente au détail de livres, le prix de vente est celui fixé par l'éditeur ou l'importateur. Le détaillant peut pratiquer une décote à hauteur de 5 % de ce prix sur le tarif du service de livraison qu'il établit, sans pouvoir offrir ce service à titre gratuit. »

Retour sur le principe du non-cumul

Comme nous avons déjà eu l’occasion de l’expliquer, ce texte tend à mettre fin au cumul entre les deux « remises » que peuvent aujourd’hui accorder les cybermarchands à leurs clients lorsqu’ils achètent un livre : à la fois une réduction pouvant aller jusqu’à 5 % du prix du livre, ainsi que la gratuité des frais de port.

 

Mais quelles sont les implications juridiques de telles dispositions ? « Le législateur crée un régime spécifique à la vente en ligne, dont le but est d'encadrer les conditions de la vente à distance des livres » analyse l’avocat Matthieu Berguig, spécialiste du droit de la propriété intellectuelle et associé du cabinet Redlink. « Ça veut dire que les dispositions de la loi Lang qui permettent de pratiquer une remise à hauteur de 5 % ne s'appliquent pas à la vente en ligne, elles s'appliquent uniquement aux libraires indépendants physiques. S'agissant de la vente en ligne, c'est ce nouvel article qui va s'appliquer » explique-t-il.

 

livre filippetti amazon

Des différences de prix qui semblent marginales

Concrètement, lorsqu’un livre sera commandé sur Internet puis livré à domicile, le cybermarchand aura « certes la possibilité d'appliquer une décote de 5 %, mais cette décote sera appliquée sur le prix des frais de port, lesquels ne pourront jamais être offerts ». En somme, trois choses sont à retenir :

  • Jamais les frais de port ne pourront être offerts (sauf si le livre est retiré dans « un commerce de vente au détail de livres »).
  • La remise sera toujours d’un montant maximum de 5 % du prix du livre, mais celle-ci sera retranchée de la somme relative aux frais de port (qui ne pourront pas être gratuits).
  • Le cumul entre les deux « remises » devient impossible. Le cybermarchand devra donc faire un choix.

Pour mieux illustrer la possible évolution à venir, prenons l’exemple du livre « Un homme dans la poche », d’Aurélie Filippetti, tel que vendu aujourd’hui sur Amazon. Voici ce qui pourrait se passer si la proposition de loi adoptée par le Sénat entrait en vigueur en l’état :

 

tableau loi amazon

 

On le comprend rapidement avec cet exemple, la différence pourrait au final être très minime pour le consommateur si les cybermarchands continuaient à vouloir tirer les prix vers le bas. Notez cependant que nous avons pris l’hypothèse de frais de port facturés un centime d’euro (pour qu’ils ne soient pas gratuits), dans le silence du législateur sur ce point - qui pose d’ailleurs question.

Des interrogations en suspens

Plusieurs éléments restent néanmoins à soulever. Que va-t-il se passer si l’on commande plusieurs articles chez un cybermarchand, un livre et deux CD par exemple ? « Cette loi s'applique uniquement aux livres » répond à cet égard Matthieu Berguig. Concrètement, cela signifie que la gratuité des frais de port s'appliquera aux deux CD, mais pour le livre, des frais de port devront être facturés.

 

Et si demain un cybermarchand se mettait à effectuer des livraisons par drone, tel qu’Amazon l’a laissé entendre en fin d’année dernière ? « Le texte est relativement large et vise tout « service de livraison ». Il s'applique donc aux transporteurs privés, mais aussi aux drones » affirme l’avocat. Autrement dit, de la même manière que lorsqu’une livraison est effectuée grâce à La Poste, le géant du commerce en ligne devra fixer un prix pour ses frais de port par drone, lequel ne pourra pas non plus être gratuit.

 

Y a-t-il un moyen de contourner l’interdiction du cumul ? « L'application de la loi est territoriale. Elle ne s'applique donc pas aux libraires situés à l'étranger » relève Matthieu Berguig. Selon lui, il s’agit là d’une potentielle brèche à plus long terme : « Si j'achète un livre sur Amazon.co.uk, ce vendeur n'est pas soumis à cette loi là par exemple. Donc s'ils décidaient d'offrir les frais de port à l'international, a priori, rien ne les en empêche ».

Quelle efficacité ?

Maintenant que le principe de cet article est détaillé, une question taraude rapidement les esprits : quel sera l’impact global de cette proposition de loi, dont l’objectif est de préserver les libraires traditionnels de la concurrence déloyale qui serait portée à leur égard par les cybermarchands, Amazon en tête. « Il est bon que le consommateur comprenne que la livraison à domicile a un coût » avait ainsi déclaré la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, lors du vote du texte au Sénat. Applaudissant la fin de la gratuité des frais de port telle qu’introduite en Commission par les élus du Palais du Luxembourg, la locataire de la Rue de Valois avait surtout assuré que ce « complément, tout à fait ingénieux, aura un effet concret ».

 

filippetti

 

Problème : aucune étude d’impact n’a été réalisée pour cette proposition de loi, contrairement à ce qui est habituellement le cas pour les projets de loi (qui sont donc d’origine gouvernementale, et non parlementaire). Malgré cela, plusieurs sénateurs y sont allés de leurs petits pronostics durant les débats : « La gratuité des frais de port est néfaste. (...) Cette proposition de loi, complétée par notre rapporteure, va dans le bon sens » avait prudemment avancé l'écologiste Caroline Bouchoux, tandis que d’autres s’inquiétaient d’une mesure « symbolique, pour ne pas dire cosmétique » (Nathalie Goulet, UDI).

Des voix discordantes, y compris chez les professionnels du secteur

Mais qu’en pensent les principaux concernés, à commencer par les cybermarchands ? Romain Voog, président d’Amazon France, a expliqué la semaine dernière à RTL que cette loi impacterait « surtout le lecteur ». À ses yeux, cela revient en effet à « [renchérir] un peu l’accès à la culture pour les personnes qui n’ont pas la chance d’avoir facilement accès à la culture ». Car il semble effectivement bien peu probable que la société américaine pâtisse de cette évolution législative. En octobre 2013, l’association de consommateur UFC-Que Choisir s’inquiétait d’ailleurs que cette proposition de loi ne finisse en fait par profiter aux cybermarchands.

 

 

Pour le Syndicat de la librairie française, « l'interdiction conjuguée du rabais et de la gratuité va considérablement limiter le « dumping » d'Amazon sur les ventes de livres ». L’organisation milite en effet contre les pratiques menées par le géant du Net et qui consistent « à vendre à perte afin d'étouffer la concurrence et d'occuper à terme une position hégémonique sur le marché du livre qui lui permettra de relever les prix au détriment des lecteurs ». Rappelons à cet égard que la société américaine perd effectivement des millions de dollars en pratiquant ces rabais concernant les frais de port (voir notre article).

 

Néanmoins, cette façon de voir les choses n’est pas partagée par l’ensemble de la filière. L’éditeur « Pix'n Love » a ainsi publié un billet pour expliquer les effets pervers de cette proposition de loi, notamment en ce qu’elle risque de pousser les internautes à « fuir nos plateformes commerciales, ce qui aura un impact considérable sur le chiffre des petits éditeurs » - Amazon servant d’ailleurs parfois de « formidable vitrine pour les tout petits éditeurs ».

Du point de vue d'un économiste, cette loi ne devrait « pas changer grand-chose » 

Pour l’économiste Dominique Sagot-Duvauroux, spécialiste des filières culturelles, cette loi « ne va pas changer grand-chose ». L’intéressé prédit plutôt un impact marginal, qui n’est cependant pas uniquement lié aux probables changements mineurs de prix à anticiper. « Dans les déterminants d'achat d'un livre, le prix est évidemment un élément, mais ce n'est pas le seul élément, explique ainsi le chercheur. Dans la concurrence que se livrent aujourd'hui les librairies, physiques comme sur Internet, les facteurs qui jouent le plus concernent des avantages de rapidité et de disponibilité des ouvrages ».

 

En somme, cette loi « va sans doute se traduire par un petit transfert d'Amazon ou des sites équivalents vers les librairies, mais de façon marginale parce que pour toute une série d'ouvrages, le prix n'est pas le critère déterminant ». Selon Dominique Sagot-Duvauroux, ce « petit transfert » pourrait toutefois être salutaire : « Compte tenu de l'équilibre très fragile des librairies aujourd'hui, un petit transfert peut permettre à un certain nombre de librairies d'avoir les quelques ventes supplémentaires qui leur permettent de survivre. Donc de ce point de vue là, ça peut avoir un effet important, même s'il est relativement marginal ».

 

 

N’y a-t-il pas de risque que les consommateurs soient les grands perdants dans cette histoire ? « Les consommateurs seront un peu perdants dans le sens où les livres qu'ils achèteront sur Amazon seront plus chers. Mais en même temps, le consommateur, son intérêt aussi, c'est de trouver un livre qui corresponde à ses préférences et à ses attentes. Si le consommateur, par la disparition des librairies, a de moins en moins la possibilité d'être informé sur les livres qui pourraient l'intéresser, au bout du compte il n'est pas vainqueur » analyse le chercheur.

 

A contrario, la future évolution ne va-t-elle pas venir gonfler mécaniquement les caisses des vendeurs tels qu’Amazon, qui seront obligés de facturer davantage de frais de port ? « Peut-être que finalement Amazon va en profiter... » reconnaît Dominique Sagot-Duvauroux, avant de préciser : « Mais ce n'est pas grave que les profits d'Amazon soient importants. Ce qui est plus grave, c’est que les librairies ne puissent plus créer par leurs activités de conseil ou de mise en avant d'ouvrages des externalités positives à l'ensemble de la filière du livre, pour les nouveaux auteurs, les nouveaux livres que l'on ne va pas acheter spontanément sur Internet ».

 

L’économiste prévient : « Si l’on prend une donnée simplement de prix, il y aura vraisemblablement une perte pour le consommateur. Mais si l’on prend une analyse plus générale qui consiste à dire que l'intérêt du consommateur passe par le fait qu'il rencontre le plus facilement possible les livres qui vont lui apporter de l'utilité, du plaisir, alors on a intérêt à ce que les librairies demeurent ». Ainsi, « pour tous les livres qui ne font pas l'objet d'une forte médiatisation et qui font qu'on n’aura pas forcément besoin d'aller dans une librairie pour le choisir, le passage par une librairie est la condition indispensable à l'existence économique de ces livres. C'est ça qu'il faut protéger, parce que sinon on va avoir une augmentation de la concentration de la demande. »

Des mesures « anecdotiques » face aux problèmes de fiscalité et à l’arrivée des ebooks

Adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale et au Sénat, la proposition de loi « tendant à encadrer les conditions de la vente à distance des livres » doit maintenant être examinée une seconde fois par les députés, avant de repartir au Sénat. Même si l’examen du texte n’a pas encore été inscrit à l’ordre du jour du côté du Palais Bourbon, il y a fort à parier pour que le gouvernement hâte le pas afin que le texte soit adopté au plus vite. En effet, Aurélie Filippetti a profité du large consensus régnant sur ses dispositions pour y adosser une autorisation de recourir aux ordonnances pour légiférer au sujet du contrat d'édition numérique...

 

En attendant les futurs débats, certains regards sont aujourd’hui tournés vers d’autres transformations bien plus conséquentes pour la filière du livre, à commencer par le développement des livres numériques. Les insolubles questions relatives à la fiscalité des géants du Net sont également dans beaucoup d’esprits, y compris au Parlement.

Vous n'avez pas encore de notification

Page d'accueil
Options d'affichage
Actualités
Abonné
Des thèmes sont disponibles :
Thème de baseThème de baseThème sombreThème sombreThème yinyang clairThème yinyang clairThème yinyang sombreThème yinyang sombreThème orange mécanique clairThème orange mécanique clairThème orange mécanique sombreThème orange mécanique sombreThème rose clairThème rose clairThème rose sombreThème rose sombre

Vous n'êtes pas encore INpactien ?

Inscrivez-vous !