Faudra-t-il un jour payer 5 euros de plus à votre forfait internet ou mobile pour accéder à Facebook, 8 euros pour YouTube et 2 euros pour Wikipédia ? Si nous n'en sommes pas là précisément, ce scénario pourrait néanmoins devenir réalité d'ici peu. La Commission européenne, en voulant préserver la neutralité du net dans tous les pays de l'UE, pourrait au contraire permettre aux opérateurs télécoms de proposer des offres différenciées. C'est en tout cas l'avis de la Quadrature du Net et de SaveTheInternet.eu.
La partie sur la neutralité du net commence vers 1mn52
Pas de blocage, mais des services spécialisés et une gestion de trafic
Depuis de nombreux mois maintenant, nous parlons du fameux paquet télécom qui a pour but de mettre en place un marché unique des télécommunications. Si ce paquet impliquera des avancées évidentes, notamment sur les frais d'itinérance, la question de la neutralité du net fait débat. Officiellement, Bruxelles « se déclare en faveur de la neutralité de l'internet ». Il est vrai que le 11 septembre dernier, la Commission a déclaré que « le blocage et la limitation du contenu internet seraient interdits, garantissant ainsi aux utilisateurs l'accès à un internet ouvert et sans restriction, indépendamment du coût ou de la vitesse prévus par leur abonnement ». Mieux encore, les clients pourront avoir « le droit de vérifier s'ils bénéficient réellement de la vitesse d'accès pour laquelle ils paient, et de renoncer à leur contrat si l'entreprise ne respecte pas ses engagements à cet égard ».
Ces très bons points sont toutefois ternis par d'autres remarques de la Commission. Cette dernière, toujours le 11 septembre dernier, a ainsi annoncé que les opérateurs télécoms pourront toujours proposer des « services spécialisés ». Dans son document, Bruxelles s'est contentée de citer certains services types comme l'IPTV, la VoD, etc. Mais il est aussi clairement proposé que les opérateurs pourront mettre en place « des mesures de gestion du trafic ».
Nous l'avons maintes fois fait remarquer l'an passé, Neelie Kroes, la Commissaire chargée de l’agenda numérique européen, ménage la chèvre et le chou non sans difficulté au sujet de la neutralité du net. Elle a ainsi déclaré en janvier 2013 que « selon moi, l’intérêt public ne s’oppose cependant pas à ce que les consommateurs s’abonnent à des offres internet limitées, plus différenciées, éventuellement pour un prix moins élevé ». Une claque pour les défenseurs de la neutralité, qui sera confirmée par la suite en juin dernier :
« Nous devons favoriser l'innovation. Les nouveaux services à venir ne dépendent pas seulement du contenu, mais aussi de connexions de haute qualité. Par exemple, si vous venez d'acheter un système de vidéoconférences, vous voudrez probablement un accès à Internet qui garantisse une bonne qualité, de bout en bout. Si quelqu'un veut payer un supplément pour ça, aucune règle européenne ne devrait se mettre en travers de son chemin, ce n'est pas mon travail d'interdire aux gens d'acheter ces services, ni d'empêcher les gens de les fournir. Si vous ne voulez pas payer c'est aussi bien, et vous devez absolument continuer de bénéficier du "best efforts internet". »
Une qualité de service garantie qui s'oppose à la neutralité du net ?
Au mois de juillet, le flou sur la neutralité du net a grimpé d'un cran, Le projet annonçait ainsi que les opérateurs « devraient être libres de convenir entre eux du traitement des volumes de données ou de la transmission de trafic avec une qualité de service garantie ». Cette qualité de service garantie est « exactement le contraire de la neutralité du Net garantie » estimait l’association European Digital Right (EDRI) l'été dernier. Cette dernière considérait d'ailleurs que cette disposition laissait surtout le libre champ à la priorisation des flux. Un avis partagé par la Quadrature du Net, mais nié par le porte-parole de Neelie Kroes, qui estime que ces associations mentent ou tout du moins induisent en erreur les internautes et font de mauvaises interprétations.
Aujourd'hui, la Quadrature met justement en avant le site SaveTheInternet.eu, qui a pour rôle d'informer les internautes sur les risques de cette future version de la neutralité du net made in Bruxelles, et de pousser les citoyens à alerter leurs députés européens sur cette question. Sachant que l'ITRE, la commission de l'industrie, de la recherche et de l'énergie, travaille actuellement sur ce dossier et qu'elle amendera fin février cette proposition, le temps presse estime l'association française.
« À moins que nous n'agissions rapidement, une proposition de règlement de la Commission va réduire la liberté d'expression sur Internet, augmenter les prix et entraver l'innovation déclare LQDN. Les citoyens doivent contacter les députés européens de la commission Industrie et les appeler à défendre un Internet ouvert. » L'association pointe d'ailleurs aussi du doigt la possibilité que pourrait donner le texte de la Commission aux opérateurs afin de mettre en place des activités « volontaires » de surveillance et de filtrage ad hoc du réseau.
« Une sorte de "méconnaissance organisée" du principe de neutralité de l'internet ! »
Il faut de plus noter que l'Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE), qui représente sur le continent les différents régulateurs télécoms (comme l'ARCEP), n'a pas caché ces derniers mois ses nombreuses critiques au sujet de la proposition de Bruxelles. Si ses reproches visent essentiellement les nouvelles réglementations pour le marché unique et la volonté de concentrer un maximum d'opérateurs (ce qui pourrait réduire la concurrence), l'ORECE s'est aussi intéressé au volet propre à la neutralité. Et pour l'organe, le manque de précisions sur les « services spécialisés » est déjà un problème en soi, tout comme la clarification des pratiques qui doivent être interdites aux opérateurs. Qui plus est, les régulateurs regrettent de ne pas avoir tous les pouvoirs afin de bien mesurer les actions des opérateurs et agir en conséquence.
Sur ce sujet, Jean-Ludovic Silicani, le patron de l'ARCEP, a clairement donné son avis en octobre dernier lors du colloque annuel de l'autorité sur le thème « Quelles perspectives de création et de répartition de la valeur pour les télécoms ? ». Le président a ainsi affirmé que la neutralité « est une garantie du maintien de relations équilibrées entre les maillons de la chaîne, ne devant freiner l'innovation ni des OTT ni des opérateurs ». Et surtout, il a clairement déclaré qu'il « apparaît tout à fait exclu que, comme certains l'ont suggéré, les FAI se réduisent à être les " garde-barrières " de l'accès à internet, ou, à l'inverse, se voient contraints de distribuer, voire de prioriser, certains contenus sur internet ».
Cette dernière remarque est majeure dès lors qu'elle démontre que l'ARCEP souhaite bien un respect strict de la neutralité du net. « Cela reviendrait à instaurer une sorte de " méconnaissance organisée " du principe de neutralité de l'internet ! » a même insisté le haut fonctionnaire français. « L'ARCEP ne pourrait en aucun cas souscrire et participer à une telle opération. Mais je fais confiance au Gouvernement et au Parlement pour ne pas se lancer dans une telle aventure proposée par certains » a-t-il conclu, non sans une certaine méfiance donc.
Le risque de vouloir limiter les effets de congestion du réseau
Le débat autour du principe de la neutralité du net, qui fait rage depuis de nombreuses années déjà, est donc loin d'être terminé. Officiellement, selon la Commission européenne, le futur Paquet Télécom compte encadrer les fameux « services spécialisés » ainsi que la possibilité donnée aux opérateurs de gérer leur trafic, ceci afin de rassurer les opposants au texte. Mais cela suffira-t-il ?
Au mois de septembre, nous rappelions que quatre cas bien précis pouvaient entrainer une gestion du trafic :
- en cas de loi ou d'une ordonnance d'un tribunal, ou afin d'empêcher des crimes graves
- afin de préserver l'intégrité et la sécurité du réseau, ainsi que les services fournis et les appareils des clients (en cas d'attaques, de virus ou d'espionnage par exemple)
- afin de réduire les communications non sollicitées pour les clients ayant donné leur consentement préalable (cela concerne le SPAM par exemple)
- afin de limiter les effets de congestion du réseau
Bien entendu, le quatrième point est celui qui fait grincer le plus de dents tant il ouvre une boite de Pandore et peut mettre à terre tout le discours de la Commission sur l'impossibilité de bloquer et de ralentir des services en ligne. Le paquet note que cette situation concerne les congestions temporaires ou exceptionnelles et qu'une gestion du réseau ne peut être réalisée « qu'à condition que tous les types de trafic équivalents soient traités de manière égale », ce qui signifie que les contenus devront normalement ne pas être discriminés. Cela interdit donc techniquement tout ralentissement durable, mais cela se vérifiera-t-il dans les faits ?
Cette problématique, rajoutée à celle des services spécialisés, avait d'ailleurs fait bondir La Quadrature du Net, qui avait estimé à l'époque que ce texte est « biaisé » car il « prétend protéger la neutralité du Net en interdisant le blocage et le ralentissement des communications en ligne mais vide ce principe de son sens en autorisant explicitement la discrimination commerciale par le biais de priorisation. (...) Le Parlement doit remplacer cette section du texte par des mesures garantissant l'application réelle et inconditionnelle de la neutralité du Net afin de défendre l'intérêt général » expliquait ainsi l'association.