Jeudi dernier, la cour d'appel de Paris a donc rendu son verdict et a confirmé l'avis de l'Autorité de la Concurrence au sujet du conflit opposant Orange et l'opérateur de transit Cogent. Le FAI français est donc dans son droit et peut faire payer à Cogent l'accès à son réseau du fait du déséquilibre des quantités de données envoyées entre les deux sociétés. Une nouvelle majeure qui pourrait donner des idées à d'autres opérateurs.
Au début de l'année 2011, les sites "Mega" ont mis le feu aux poudres en affichant ce message aux clients d'Orange...
Le conflit entre Orange et Cogent, via Opentransit (qui appartient au FAI français), ne date pas d'hier. Au milieu de la précédente décennie, l'opérateur historique, qui vendait encore son offre internet sous le nom de Wanadoo, connaissait déjà d'importants problèmes d'accès à certains sites du fait de problème de peering. Quelques années plus tard, en 2009, l'opposition s'est intensifiée suite aux difficultés évidentes des abonnés à accéder à des sites bien connus. Il s'agissait à l'époque de feux MegaUpload et MegaVideo, ainsi que de YouTube.
Afin de mieux retracer cet historique, voici nos principaux articles sur le sujet depuis trois ans, le tournant réel de l'affaire ayant lieu au début de l'année 2011 suite au message assassin de MegaUpload et MegaVideo.
- Juin 2010 - Orange : vers la fin des débits escargots sur YouTube, MV et MU
- Janvier 2011 - MegaUpload conseille de quitter Orange pour SFR ou Free
- Janvier 2011 - Pour Orange, MegaUpload doit régler lui-même ses problèmes
- Janvier 2011 - Affaire Orange/Mega : « le méchant n'est pas celui qu'on croit »
- Janvier 2011 - Affaire Orange/Mega : Cogent attaque violemment le FAI français
- Janvier 2011 - Affaire Mega : Orange portera plainte contre Cogent
- Août 2011 - Débits d'escargot sur Megavidéo : Cogent attaque Orange
- Mars 2012 - Affaire Orange/MU/Cogent : l'ARCEP demande au FAI plus de transparence
- Avril 2012 - Affaire MU/Cogent : Orange fera preuve de plus de transparence
- Septembre 2012 - Affaire Orange/Cogent/MU : le FAI disculpé par l'Autorité de la Concurrence
- Juillet 2013 - Peering entre Orange et Cogent : perquisition chez l'opérateur historique
Si le désaccord contractuel entre Cogent et Orange date de très longues années, un cap a donc été passé en 2011, avec à la clé diverses plaintes. En 2012, l'Autorité de la Concurrence a ensuite rendu son verdict, donnant raison à l'opérateur français. Il nous a ainsi été expliqué à l'époque que les demandes d’accroissement de capacités de Cogent, refusées par Orange dans la mesure où elles n’étaient pas accompagnées de compensations financières, se sont inscrites « dans un contexte de ratios très fortement déséquilibrés (jusqu’à 13 pour 1 en décembre 2009), bien au-delà de la limite de 2,5 pour 1 fixée par la politique de « peering » de France Télécom. »
L'Autorité de la concurrence estimait donc l'an passé qu'Orange pouvait très bien facturer Cogent du fait de ce déséquilibre important, entrainant la fourniture de capacités supplémentaires d'interconnexion. « Cette pratique n'était pas susceptible de constituer une infraction dans la mesure où France Télécom n'a pas refusé l'accès de Cogent à ses abonnés mais a simplement demandé à être payée conformément à sa politique de "peering", pour l'ouverture de nouvelles capacités, sans remettre en cause la gratuité pour les capacités déjà ouvertes » résumait l'autorité. Entre 2005 et 2011, Orange avait d'ailleurs « ouvert gratuitement, et à plusieurs reprises (...) de nouvelles capacités pour répondre aux demandes de Cogent ».
L'or à l'appel
Sans surprise, la décision de l'Autorité de la Concurrence a ravi Orange, un peu moins Cogent. Ce dernier a donc décidé de faire annuler cette décision en portant plainte auprès de la cour d'appel de Paris. Jeudi, le verdict est ainsi tombé selon notre confrère Le Point : l'avis de l'Autorité de la Concurrence est conforté. C'est ainsi une victoire éclatante pour Orange, et une défaite amère pour Cogent, qui perd des parts de marché au profit d'Opentransit, le service de peering d'Orange.
Interrogé par Les Échos la veille du verdict de la cour d'appel de Paris, Vincent Teissier, le directeur marketing France de Cogent, expliquait d'ailleurs à nos confrères qu'en 2010/2011, Orange avait contourné sa société en se connectant directement à Megaupload, créant ainsi les problèmes d'accès de l'époque. « Elle est restée sous-dimensionnée si longtemps que notre offre française a une très mauvaise image auprès des fournisseurs de contenus et services en ligne dans l’Hexagone, car ils ont besoin de connectivité vers Orange qui contrôle 50 % des internautes en France » constatait ainsi le directeur marketing. Une situation qui a forcé certaines sociétés à négocier avec Opentransit (et donc Orange), plutôt qu'avec Cogent ou ses concurrents.
Cogent compte jouer la carte européenne
L'opérateur de transit américain a néanmoins encore une carte dans son jeu. Comme nous l'avons pointé plus haut dans notre historique, Orange a été perquisitionné cet été. Une intrusion dans ses locaux réalisée à l'initiative de la Commission européenne et impliquant en réalité trois grands opérateurs européens, à savoir le Français Orange, l'Allemand Deutsche Telekom et l'Espagnol Telefonica. La raison en est simple : Bruxelles enquête sur les relations complexes entre ces trois opérateurs et... Cogent. La Commission européenne expliquait à cette époque que ces perquisitions surprises sont intervenues dans le cadre d’une enquête antitrust visant à traquer les potentiels abus de position dominante sur le marché de gros de l’internet. À défaut d'une victoire au niveau franco-français, l'opérateur de transit Cogent doit donc désormais croiser les doigts pour vaincre sur le plan européen.
Cette attaque au niveau continental n'est guère étonnante. Il y a trois ans, certaines sources proches du secteur nous expliquaient déjà que les pratiques d'Orange n'étaient en aucun cas uniques et que la plupart des FAI historiques d'Europe ont souvent ce type de conflits avec les opérateurs de transit, ceci depuis de longues années. Il est ainsi plus que probable qu'Orange, Deutsche Telekom et Telefonica ne soient pas les seuls concernés.
« Cela permet surtout aux FAI de créer des offres segmentées »
En janvier 2011, Cogent expliquait pour sa part les raisons exactes de leur conflit en France : « France Telecom s’exprime volontiers publiquement sur la congestion des réseaux, mais force est de constater que lorsqu’il s’agit de fournir à ses clients des flux de données de plusieurs mégabits pour ses propres services (vidéo à la demande), cette prétendue congestion ne semble pas poser de problèmes. »
Contacté, l'opérateur de transit nous confiait même que « les enjeux sont trop importants, » plusieurs centaines de millions d’euros étant dans la balance. Mais avantager ses propres services en réduisant ceux des concurrents « est une distorsion de la concurrence » estimait Cogent. « Cela permet surtout aux FAI de créer des offres segmentées incluant des services « maison » et les mettre en avant en dégradant la qualité de service pour les clients désirant simplement accéder à "tout Internet". »
Free : « Il ne peut pas y en avoir un qui paie et l'autre qui ne paie rien »
Le nerf de la guerre est comme toujours l'argent, et cela est bien loin de concerner uniquement Orange. Aujourd'hui, d'autres opérateurs français connaissent des problèmes d'accès à plusieurs sites, notamment à certaines heures. Free ne cache ainsi plus qu'il souhaite que Google ouvre son portefeuille et fasse des concessions. En octobre dernier, lors du dernier colloque de l'ARCEP, Maxime Lombardini, le directeur général d'Iliad, expliquait ainsi qu'avec YouTube, il n'y avait aucun échange économique.
« Si on veut un réseau administré proprement dans la durée, il ne peut pas y en avoir un qui paie et l'autre qui ne paie rien et qui se promène comme il veut. » Certes, « on ne va pas faire financer nos réseaux par les Over The Top » (NDLR : les grands sites internet) a-t-il très vite clarifié, mais une contribution est de façon évidente demandée, par exemple en cofinançant du réseau et des serveurs. Interrogé la semaine dernière par Le Point, Pierre Louette, le directeur général adjoint d'Orange, tient d'ailleurs le même discours : « Il faut envoyer un signal : on ne peut pas avoir des gens qui envoient des contenus à outrance dans les réseaux sans en payer l'usage et le développement. Avec cette décision, nous sommes passés dans un autre monde, où il n'est pas illégal de faire payer. »
Cette histoire est en tout cas loin d'être terminée, et l'époque où les FAI, les grands sites et les opérateurs de transit marcheront main dans la main, pour le profit principal des internautes, n'est pas prête de se réaliser malheureusement. D'autant plus que plus les années passent, plus la consommation s'accroît et plus les sommes en jeu explosent.