Financement participatif / Crowdfunding : Késako ?
Le crowdfunding, ou financement participatif est un principe dont l’existence remonte au XVIIIe siècle, sous la forme d’œuvres de charité. Son fonctionnement est plutôt simple à comprendre : plutôt que de faire appel à quelques investisseurs mettant en jeu de fortes sommes d’argent pour financer un projet, on compte sur un nombre bien plus large d’intervenants fournissant chacun de plus petites sommes, pour arriver au même total.
Le financement participatif, ou crowdfunding, pour les nuls
Les participants reçoivent généralement une contrepartie plus ou moins importante en remerciement de leur investissement. Cela peut être un exemplaire de l’objet du projet, des goodies ou parfois la possibilité de rencontrer les créateurs et d’influer sur le déroulement du processus créatif. Il est à noter que toutes les campagnes sont limitées dans le temps, et qu'en règle générale l'équipe ne touche l'argent qu'à la fin de la collecte si leur objectif est atteint. Mais cela dépend avant tout des plateformes utilisées, comme nous le verrons un peu plus loin.
Toutefois, il faudra attendre la démocratisation d’Internet, pour voir le crowdfunding apparaître dans le domaine culturel. On se souviendra par exemple du film finlandais Iron Sky, sorti l’an passé dont la campagne de financement avait démarré en 2006. Cette méthode gagnera ses lettres de noblesse en France via My Major Company, dont les membres ont financé avec succès en 2008 l’album Toi + Moi d’un certain Grégoire, qui se sera écoulé à plus de 1,2 million d’exemplaires. On peut également noter le financement la même année de l'album Letter to the Lord d'Irma, devenu disque de platine, et rendu célèbre grâce aux publicités pour le navigateur Chrome de Google.
Plusieurs grandes plateformes se partagent ce marché estimé à 2,7 milliards de dollars en 2012 par Vincent Ricordeau, co-fondateur de Kiss Kiss Bank Bank dans son livre Crowdfunding : Le financement participatif bouscule l'économie. Ceci tous projets confondus, sur plus de 300 plateformes. La plus connue d'entre elles est sans doute Kickstarter, qui a redistribué 617 millions de dollars depuis sa création en 2009. En France, les acteurs se multiplient mais l'on retrouve souvent trois intervenants majeurs : Kiss Kiss Bank Bank, My Major Company, et Ulule.
Les développeurs de jeux vidéo s'emparent du concept
Dans le monde du jeu vidéo, cela commencera avec de petits projets indépendants, dont le budget n'excède pas les 100 000 dollars, et là encore, Kickstarter sort du lot. Quelques années plus tard, la plateforme américaine monopolisera la plupart des collectes d'argent pour financer ce secteur spécifique, avec plus de 83 millions de dollars collectés en 2012. Ce grâce à de nombreuses initiatives ayant dépassé la barre du million de dollars, comme la désormais célèbre console Ouya.
D'ailleurs les studios et les fabricants de consoles ne sont pas les seuls à profiter de cette manne financière issue de la foule puisque le milieu du sport électronique commence à s'y intéresser, comme dans le cas de Tales of the Lane, un tournoi français sur League of Legends, promu par l'équipe des célèbres Pomf et Thud.
Avec de telles sommes qui entrent en jeu, les grands éditeurs commencent doucement à se pencher sur la question. Celui ayant le plus progressé sur la question est sans nul doute Square Enix. La société a en effet fait savoir par la voix de son PDG, qu'à l'avenir, certains de ses jeux pourraient être financés de la sorte, tout du moins en partie. Pour l'heure aucun de ses concurrents n'a vraiment réagi, et surtout, aucun n'a souhaité nous répondre à ce sujet malgré nos nombreuses sollicitations. Mais comme nous le verrons, les avantages du crowdfunding pour les créateurs de projets sont multiples.
Ces créateurs, nous les avons justement interrogés sur leurs motivations et sur leur choix, nous avons pu ainsi nous entretenir avec Chris Roberts, le créateur du célèbre Wing Commander, et actuellement en pleins travaux sur son prochain titre : Star Citizen. Nous avons pu également échanger avec Fabien Culié, plus connu sous le pseudonyme de Chips, l'un des organisateurs du tournoi Tales of the Lane dont nous parlions précédemment. Ce sera l'occasion de découvrir comment ils organisent leurs campagnes et de comprendre leur choix d'opter pour le crowdfunding avec deux cas pratiques assez différents.
Quelle différence avec la précommande d'un produit ?
Autre point de détail, aux yeux de certains il est difficile de faire la différence entre une simple précommande d'un objet ou d'un service et certains projets de crowdfunding. Et pour cause certains projets ne sont ni plus ni moins que cela.
L'exemple de Tales of the Lane illustre parfaitement ce propos. Fabien Culié, son créateur ne s'en cache d'ailleurs pas vraiment : « En fait, notre crowdfunding n’en était pas vraiment un dans le sens où on vendait par ce biais-là les places de l’évènement en avance. [...] Pour nous, c’était vraiment la prévente de l’évènement qui constituait le cœur de cette campagne de financement. On savait que l’on n’aurait pas assez de sponsoring pour atteindre le budget nécessaire donc on s’est dit que si le public ne participait pas, l’évènement ne pouvait pas voir le jour. C’était crucial pour nous que les gens participent », admet-il.
Le crowdfunding n'est-il qu'un moyen de prendre des précommandes ?
Pour Chris Roberts, il y a une différence majeure entre une simple précommande et la participation au financement d'un jeu, il s'agit du retour offert par le studio aux personnes l'ayant soutenu. « Il y a une différence évidente entre simplement précommander un jeu et le financer grâce au crowdfunding. Dans le second cas, la foule est impliquée dans le projet, ce qui n'est pas le cas dans le cadre d'une simple précommande. Et les premiers à soutenir le projet peuvent avoir une voix et véritable impact sur la conception du jeu. En clair, nous construisons un jeu, mais la communauté nous regarde tout au long de la création et peut avoir son mot à dire. Nous interagissons beaucoup avec la communauté, en leur demandant et en écoutant leurs retours.
Et puis si vous vous demandez comment on fait un jeu, les studios qui financent leurs jeux ainsi ne gardent pas leurs portes fermées pendant le temps du développement. On explique clairement à la communauté, "voilà cette semaine on va travailler sur tel ou tel point pendant que telle autre équipe continuera là dessus ", c'est quelque chose qui intéresse et qui amuse beaucoup de gens ».
Quels sont les risques et les dérives possibles de ce système ?
Si de nombreux projets voient ainsi le jour, tout ne se passe pas forcément bien. Certains prennent du retard, d'autres n'aboutissent jamais, ce qui soulève nombre de problématiques. L'une d'entre elles touche justement au rôle des plateformes de financement, sont-elles simplement des intermédiaires ou jouent-elles également un rôle en cas d'échec d'un projet financé ? Nous tâcherons de répondre à ces questions en compagnie de nombreux acteurs du secteur que nous avons interrogés. Vous retrouverez l'intégralité des entretiens par ici :
- Vincent Ricordeau, co-fondateur de Kiss Kiss Bank Bank
- Chris Roberts, créateur de Star Citizen
- Julien Villedieu, directeur général du Syndicat National du Jeu Vidéo
- Alexandre Boucherot, fondateur d'Ulule
Enfin, nous étudierons le cas de plusieurs projets, qui vont du simple manque de communication à des dérives plus importantes. Peut-on en tant que simple contributeur repérer simplement les projets apparaissant comme peu fiables ? Les plateformes opèrent-elles un tri sur les projets mis en ligne ? Nous tâcherons d'y répondre.
Quid des cas d'échecs ou de controverses ?
Si pour de nombreux projets tout se passe bien, certains ne voient pas leur campagne se dérouler comme prévu, ou les choses se compliquent par la suite, la faute à un budget sous-estimé, ou tout simplement parce que le public ne suit pas. Et les exemples s'ils ne représentent qu'une part infime des projets financés, ne manquent pas. Il existe aussi, à l'inverse, des cas où tout se passe tellement bien que de nouvelles problématiques pointent le bout de leur nez, et demande à l'équipe un savoir-faire qui ne s'improvise pas.
Conscient de la montée de cette problématique, les services de l'état ont mis en place un guide à destination du grand public afin de les avertir sur les risques du financement participatif. Cela s'entoure d'ailleurs d'une réflexion plus globale sur le sujet, notamment afin de pousser ce mode de financement, notamment pour les entreprises, tout en sécurisant les investisseurs. C'était d'ailleurs l'un des points évoqués dans le rapport Lescure publié en mai dernier, qui était déjà évoqué dans le rapport Colin et Collin sur la fiscalité de l'économie numérique.
Chris Taylor et le fiasco de Wildman
L'un des échecs les plus marquants ayant eu lieu sur Kickstarter est sans doute celui de Wildman, le titre de Gas Powered Games, le studio de Chris Taylor. Après avoir décidé de mettre fin au développement d'Age of Empires Online, parce que jugé trop coûteux et pas viable économiquement, la firme a choisi de tout miser sur un projet dont l'issue déterminerait de son avenir et de celui de ses employés.
Chris Taylor porteur de la campagne de Wildman
Malheureusement pour Chris Taylor, la mayonnaise n'a pas pris la première semaine, et de peur de voir le projet échouer, le dirigeant a choisi de licencier tout son personnel tant qu'il en avait encore les moyens. En l'espace de sept jours, près de 300 000 dollars avaient été collectés pour Wildman, sur les 1,1 million attendus. « Nous avons vu tellement de projets atteindre 200 voir 300 % de leurs objectifs, et nous avions bon espoir de garder tout le monde si les chiffres des trois premiers jours étaient bons », expliquait alors le responsable pour justifier son geste, apprenant à ses dépens que non, Kickstarter n'est pas une source intarissable de billets verts.
Cette vague de licenciements aura sonné le glas de la campagne de financement du titre, qui sera annulée avant la fin du temps imparti, alors que seulement 504 000 dollars sur les 1,1 million requis avaient été collectés. Fort heureusement, aucune personne ayant soutenu le projet n'a vu son compte en banque débité. L'homme a alors déclaré en parlant du financement participatif que « ce système commence à s'essouffler ». Les nombreux projets d'envergure financés par la suite lui donneront tort. Quelques jours plus tard, Chris Taylor annoncera le rachat de son studio par Wargaming.
Des projets fous, et parfois assez opaques
Sans parler des risques inhérents au financement d'un projet en cours de développement, certaines campagnes ont des buts plutôt opaques, pour ne pas dire complètement nébuleux. Si certains cas font couler beaucoup d'encre, du financement d'une voiture de luxe à celui de vacances en passant par les pierres à ricochet, le monde du jeu vidéo a lui aussi ses petites perles.
Si l'on se concentre sur l'univers vidéoludique, on peut remarquer que dernièrement, de nombreux projets fleurissent sur les plateformes françaises de financement, pour permettre à des passionnés de financer leur web TV traitant de sport électronique. Si certains de ces projets semblent relativement transparents et énoncent clairement comment l'argent récolté sera utilisé, et dans quelles proportions comme celui d'Anoss, ou ThunderBot, d'autres sont un peu plus vagues à ce sujet, comme nous le fait remarquer Fabien Culié, du célèbre duo Chips et Noi. « certains projets sont quant à eux trop peu délimités dans le temps, trop peu jalonnés. Il y a pas mal de projets que j’ai vus où je me suis dit « mais il va faire quoi exactement ? ». Normalement, les coûts liés à une web TV peuvent se calculer mais justement dans ces projets aucune indication n’est donnée. Ça me perturbe un peu », et c'est bien là que le bât blesse.
La communication, un élément vital, surtout en cas de (trop) grande réussite
ZeratoR par exemple, un « Shoutcaster » passé par diverses structures dont Against All Authority (aAa), Millenium, ou encore GamesCred, a décidé de financer ainsi les débuts de sa future Web TV qu'il compte tenir seul. Seul, ou presque, puisqu'il a fait appel à sa communauté pour soutenir son projet. Initialement ZeratoR prévoyait de remplir ses objectifs avec seulement 3 000 euros, mais comme l'indique sa page sur My Major Company : « Sachez que la somme de 3 000 euros a été choisie, car plus vite les fonds sont levés, plus vite les streams s'amélioreront ! Il n'y a évidemment pas de limites budgétaires dans ce projet, et si vous voulez donner des milliards d'euros, faites-vous plaisir ! »
Au moins, ça fonctionne !
Concrètement, que 3 000 ou 32 000 euros soient récoltés, la finalité reste la même, et aucun détail n'est écrit noir sur blanc pour détailler la manière dont seront investies les sommes supplémentaires gagnées. Fabien Cullié nous donne son avis et temporise : « Le problème c’est que ça été fait par des personnes un peu seules qui ont joué 95 % du truc sur leur réputation et leur base de fans et du coup ne se sont pas embarrassés de détails techniques ». Sur la page de la campagne de financement, hébergée par My Major Company, on peut lire que l'argent récolté, devrait servir à :
- Financer une partie du matériel (PC, Caméra, Son, lumière...)
- Organiser des événements (Cash prize de compétitions, déplacements, regroupements)
- Salarier des professionnels du métier (Régisseurs, Streameurs, animateurs...)
- Aide quotidienne...
Il est évident que tous ces points sont nécessaires à la création de contenus sur une web TV, mais dans l'état actuel des choses, il est difficile de savoir quelles sommes seront attribuées pour chacun des postes de dépenses cités ci-dessus et cela manque de détails. Ce type de projet n'est pas problématique en soi, d'autant plus qu'au bout du compte, il a bel et bien vu le jour, et c'est finalement ce qui compte. Cependant, le contributeur moyen peut certainement se demander de quelle façon les 28 000 euros excédentaires, ont pu être dépensés.
ZeratoR, qui n'avait pas pu nous répondre lors de la mise en ligne de ce dossier a néanmoins pu répondre à nos questions depuis. Il nous a ainsi précisé que « 20 % a servi à rembourser le materiel que j'ai acheté de ma poche juste avant de recevoir les fonds finaux : caméra, micro, ordinateur neuf, éclairage, table de mixage... soit plus de 9 000 euros à la louche. Le reste ainsi qu'un peu d'argent perso ont servis à entrer dans le capital de la ZrT Production, une SAS en cours de formation (l'été n'aide pas les démarches administratives) à hauteur de 30 000 euros. Nous avons 3 salaires à payer au niveau du SMIC, soit environ 60 000 euros pour un an ».
Au final, si la plupart des projets de crowdfunding affichent clairement la couleur et expliquent comment sera dépensé l'argent excédentaire, il n'y a aucune obligation ni sur l'utilisation des fonds, ni sur la façon de l'évoquer avec les participants. C'est néanmoins l'image du projet et de son équipe qui est en jeu. Comment ne pas évoquer alors, à l'inverse, le cas du film de l'équipe de N00b, financé à 1945 % avec plus de 680 000 € pour 35 000 € demandés. Trois mises à jour de la page, 38 actualités tout au long du projet et plusieurs passages dans différents médias afin d'expliquer leur idée de départ, mais surtout évoquer ce qui va être mis en place suite à ce succès fulgurant.
Tout le souci est donc là : il faut savoir rassurer, communiquer et cela ne s'apprend pas toujours sur le tas.
Des campagnes qui n'aboutissent jamais ou sont retardées
Tim Schafer, une ancienne gloire de chez Lucas Arts, à qui l'on doit notamment Grim Fandango et Full Throttle, a pour sa part lancé en février 2012 une campagne de financement pour Double Fine Adventure, un jeu... d'aventure de type « Point & Click ». Le PDG du studio Double Fine ne demandait alors qu'à récolter 400 000 dollars pour lui permettre de sortir son jeu en octobre 2012. Finalement, 3,3 millions de dollars ont été récupérés, et en juillet 2013, Double Fine Adventure se fait encore attendre.
Tim Schafer dans la bande-annonce de Double Fine Adventure
Que s'est-il donc passé ? Il semblerait tout simplement que l'équipe du jeu n'ait pas suffisamment préparé son projet. Habituellement, lorsqu'il dépasse la somme attendue pour son financement, les promoteurs ajoutent des buts secondaires ou des paliers plus élevés. Mis bout à bout, les divers ajouts font de Double Fine Adventure un jeu bien plus vaste que ce qui était initialement planifié. Récemment, Tim Schafer a reconnu que le développement prenait bien plus de temps que prévu, et qu'au rythme actuel, le titre ne serait prêt qu'en... 2015. D'ici là, la somme recueillie sur Kickstarter aura largement été dépensée.
Que faire alors ? Abandonner le projet et rembourser les joueurs ? Revoir les ambitions du jeu à la baisse ? Tim Schafer a opté pour une autre solution : proposer une version bêta de son titre via Steam Early Access dès janvier 2014, et accumuler des fonds pour financer la suite des travaux dessus. Évidemment, les personnes ayant soutenu le titre s'étant fait promettre un « accès exclusif à la version bêta » n'ont pas manqué de pousser un sérieux coup de gueule dans les commentaires du projet.
Autre cas notable, celui de Haunts. Rick Dakan est parvenu à réunir près de 29 000 dollars en l'espace de 60 jours, ce qui devait lui permettre de terminer son jeu, dans lequel il avait déjà investi près de 42 500 dollars. Plus de 1200 personnes avaient alors apporté leur soutien, l'une d'entre elles optant même pour un don de 7000 dollars.
Alors que le titre était bien parti pour voir le jour, trois mois et demi après la fin de sa campagne de financement sur Kicksarter, le créateur du titre se voit obligé d'annoncer qu'il ne sortira pas à la date prévue, et pour cause : les deux développeurs ont quitté le navire. L'un est entré chez Google, l'autre a opté pour un nouveau job à plein temps, ce qui leur laisse que très peu de loisirs pour faire avancer les travaux sur Haunts.
Haunts
Certains pourraient répondre à cela qu'il suffirait d'embaucher un nouveau développeur ou de compter sur l'aide de la communauté pour finir le travail, mais la tâche est plus ardue qu'elle en a l'air. En effet, le titre est développé dans un langage appelé Go. Bien que créé par Google, ce dernier n'est pas très répandu, ce qui complique les recherches. De plus, le jeu ne pouvait sortir dans son état actuel, tant les bugs sont nombreux.
« Avec plus personne sur le projet capable d'implémenter les changements requis, et de corriger les bugs restants, le jeu ressemble à un patchwork. Dans certains cas, des niveaux qui ont fonctionné une fois ont maintenant de sérieux problèmes », admet Rick Dakan sur Kickstarter. L'homme promettait alors que la situation devrait s'améliorer puisque le développement du titre pourrait être confié à l'équipe de Blue Mammoth, un autre studio indépendant. Neuf mois plus tard, rien n'a bougé et le site de Haunts n'a pas été mis à jour depuis le 20 octobre 2012. Personne ne sait à quoi ont finalement servi les 29 000 dollars récoltés.
L'arrivée du crowdfunding dans l'industrie vidéoludique
Alors que les premières plateformes de financement participatif sont nées au milieu des années 2000, il aura fallu attendre la décennie suivante pour voir les premières campagnes notables ayant un lien avec les jeux vidéo. Il s'agira souvent de collectes pour la création de nouveaux titres, mais aussi d'événements, de services ou de produits en lien avec cet univers.
Le crowdfunding : d’abord pour financer des projets indépendants...
Si l’on observe la teneur des premiers projets vidéoludiques ainsi financés, il s’agissait le plus souvent de titres dont l’envergure était assez modeste, comme No Time To Explain, un jeu de plateforme indépendant réalisé avec un budget de 26 000 dollars, alors que son créateur n’en demandait que 7 000 pour mener son projet à bien. On pourra également citer Cthulhu Saves The World, un RPG parodique pour PC et Xbox 360, financé avec 6 900 dollars début 2011. Ce sont d'ailleurs des titres issus de petits studios indépendants qui forment le gros de l’offre sur les plateformes de financement participatif à cette époque. À chaque fois, les sommes en jeu sont relativement faibles et n’excèdent que rarement les 100 000 dollars, c’est-à-dire au moins 100 fois moins que le budget d’un titre « AAA » comme on les appelle dans l’industrie.
Peu à peu, les sommes récoltées commencent à devenir plus importantes. En mars 2012, Double fine Productions se lance dans un projet ambitieux : Double Fine Adventure. 87 000 personnes viendront apporter leur pierre à l’édifice, et le plafond de 400 000 dollars attendu par le studio sera largement explosé, puisque plus de 3,3 millions de dollars seront récoltés. Cependant Double Fine est loin d’être un simple studio indépendant, puisque l’on retrouve un certain Tim Schaffer à sa tête, reconnu pour ses travaux sur The Secret of Monkey Island, Day of The Tentacle, Full Throttle ou encore Grim Fandango.
Wasteland 2 - inXile Entertainment
... puis les vétérans du milieu sont arrivés
À partir de cette date, on commencera à voir apparaître de nombreuses anciennes gloires de l’industrie vidéoludique tenter leur chance sur Kickstarter, en jouant la carte de la nostalgie. C’est ainsi que l’on découvrira Wasteland 2, la suite de … Wasteland, un RPG très populaire sorti en 1988. Le projet était soutenu et réalisé par des développeurs ayant participé à la création du premier opus, un argument suffisant pour lever près de 3 millions de dollars. La même recette est utilisée pour Leisure Suit Larry : Reloaded. On prend une licence forte, abandonnée depuis plusieurs années, on ajoute d’anciens développeurs, ou mieux encore, le concepteur du titre original, et ce sont 650 000 dollars qui tombent du ciel. Carmageddon : Reincarnation utilisera les mêmes ficelles et lèvera 625 000 dollars. Les projets de ce genre se multiplieront, et de plus en plus de développeurs ayant connu leur heure de gloire dans les années 80-90 s’engouffreront dans la brèche.
Selon Michael Goldman, le PDG de My Major Company l’explication de ce phénomène est des plus simples : « Tout est basé sur la fibre nostalgique, il suffit que le créateur d’un jeu se fasse refuser ses projets plusieurs fois par des éditeurs pour qu’il tente sa chance avec le financement participatif. À partir de là, ses fans pourront participer à son projet. Et c’est souvent une bonne méthode, les « Geeks » ayant la plupart du temps un fort pouvoir d’achat, leur participation est d’autant plus importante. À titre d’exemple sur My Major Company le panier moyen d’un contributeur est à 50 euros, c’est largement le prix d’un jeu dans le commerce », déclare-t-il.
Du point de vue de Chris Roberts, le créateur de Wing Commander et de Star Citizen qui profite de cette recette, cet afflux de vétérans sur les plateformes de financement participatif n'est pas un problème : « le fait que de grands noms attirent du monde sur ces plateformes n'est pas une mauvaise chose, les gens qui sont venus une première fois sur Kickstarter pour soutenir Tim Schaffer, ou Peter Molyneux pourront aussi revenir ensuite par eux-mêmes sur le site pour découvrir d'autres projets, et les soutenir eux aussi. C'est plutôt une bonne chose pour l'ensemble de l'écosystème. Sur le long terme, il ne sera pas uniquement question de nostalgie, c'est par ce biais-là que pourront éclore de jeunes pousses, les grands noms permettent aux petits de grandir, et c'est très important pour l'industrie », insiste-t-il.
De jeunes talents arrivent tout de même à émerger
Il ajoutera même que parmi les titres les plus financés sur Kickstarter, certains sont portés par de nouvelles têtes. « Il y a des "sucess story" de personnes qui ne s'étaient pas encore fait un nom, comme le studio derrière Planetary Annihilation qui ont tout de même récolté 2,2 millions de dollars. Il y a aussi cet autre projet financé l'an dernier : Castle Story, avec plus de 700 000 dollars d'engrangés, c'est une somme plutôt impressionnante quand on sait que ses concepteurs sont tout juste diplômés ». On notera tout de même que Planetary Annihilation propose un concept et un nom assez proches de Total Annihilation pour que l'effet nostalgie ne soit pas complètement exclu.
Au vu du succès remporté par certains titres, comme Torment : Tides of Numenéra et ses 4,2 millions de dollars récoltés, ou par Camelot Unchained, le projet de Mark Jacobs, présenté comme la suite spirituelle de Dark Age of Camelot, la folie autour de ces projets n’est pas prête de se calmer. D’autant que du point de vue des studios le fait de pouvoir s’affranchir de la pression d’un éditeur est une aubaine. C’est d‘ailleurs ce point qui avait motivé Mark Jacobs à revenir sur la scène vidéoludique après l’échec de Warhammer Online imputé aux consignes données par Electronic Arts. « Si nous avions compté sur un gros éditeur on nous aurait demandé de faire des tas de compromis du genre « hé je veux que ce jeu soit comme un genre de parc d’attractions » ou encore « il faudrait que ça soit plus accessible aux débutants » etc. Et cela ne m'intéresse pas de faire ça, je n’y trouve aucun intérêt », nous avait-il expliqué en avril dernier lors d'un long entretien qu'il nous avait accordé.
Au final, cette recette semble plutôt bien marcher puisqu'en 2012, ce sont plus de 83 millions de dollars qui ont été levés dans le domaine des jeux vidéo grâce à Kickstarter. Un chiffre élevé, dans lequel il faut noter d'importantes disparités. Sur les 1989 projets financés depuis l'ouverture du site, seuls 23 ont récolté plus d'un million de dollars, et seulement 206 ont dépassé la barre des 100 000 dollars.
Les grands éditeurs pourraient s’y mettre... doucement
Si les développeurs cherchent à se financer grâce aux plateformes comme KickStarter ou Ulule, ils ne sont pas les seuls à voir cela d’un œil bienveillant, puisque les grands éditeurs commencent à plancher sur le sujet. Square Enix est le premier intervenant majeur à s’être posé cette question, et à envisager sérieusement, le financement participatif pour certains de ses titres.
Yosuke Matsuda, le directeur général de Square Enix a expliqué lors de la présentation des résultats de sa firme en mai dernier que le crowdfunding pourrait être une des solutions envisagées pour redresser la firme, car cela la rapprocherait de ses clients : « Nous n'avons que peu de contact avec les clients pendant le développement d'un jeu. Dans un modèle où un titre est développé sans que le client ne sache pendant des années, et où il ne lui est présenté qu'après qu'il soit terminé, tous les investissements sont récupérés d'un coup, les clients sont obligés d'attendre trop longtemps, et les opportunités de faire du profit s'éloignent. Faire attendre les clients avec peu ou pas d'informations, c'est être malhonnête vis-à-vis d'eux », expliquait-il.
Effectivement, avec un financement participatif, les éditeurs peuvent s’assurer le soutien de leurs fans dès le début du développement d’un titre, ce qui leur évite d’attendre le jour de la sortie du jeu pour toucher les premiers revenus. Mais cela permet aussi d’obtenir un retour plus rapidement, sur les mécaniques utilisées par exemple. Et puis, si un jeu indépendant comme Double Fine Adventure, parvient à fédérer 87 000 personnes, on peut imaginer que les titres AAA disposant d’une base bien plus grande de fans pourront en rassembler encore davantage. Et qui sait, avec un tel vivier de personnes, il y en a peut-être une qui proposera une idée intéressante permettant parfois de renouveler un peu le genre.
Nous avons tenté de contacter divers éditeurs, dont Ubisoft et Square Enix pour connaître leur opinion sur le sujet, mais aucun n’a donné suite à nos demandes. Julien Villedieu, le directeur général du Syndicat National du Jeu Vidéo (SNJV) estime quant à lui qu'il n'est pas envisageable de financer en totalité un titre « AAA » par ce biais pour le moment. « Il y a effectivement un très vif intérêt de la part de tous les acteurs. Concernant les très gros, je ne saurais pas dire ce qu’il en est, puisqu’il me semble prématuré de dire qu’aujourd’hui on puisse financer par le crowdfunding un jeu « triple A » sur les consoles next gen. Mais ça peut être un financement d’amorçage, ça peut être un complément de financement, ça peut éventuellement être du bonus sur un financement global », nous explique-t-il.
Les jeux ne sont pas les seuls concernés, les consoles le sont aussi
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le crowdfunding n’est pas seulement utilisé pour financer des jeux vidéo, mais aussi pour une large variété de produits et de services liés à cette industrie. En effet, dernièrement nous avons pu assister à la naissance de l’Ouya et du Gamestick, deux « consoles » de jeux fonctionnant sous Android, de l’Oculus Rift, un casque de réalité augmentée, déjà adopté par de nombreux studios, ou encore au financement de compétitions de sport électronique comme Tales of The Lane, en France.
Les sommes mises en jeu pour ces projets sont souvent très importantes. Dans le cas de l’Ouya, ses inventeurs ont récolté plus de 8,5 millions de dollars, alors qu’ils n’en demandaient que 950 000 dollars, et ont vendu plus de 50 000 unités de la console alors que celle-ci n’était qu’un prototype. La GameStick a suivi le même parcours, à une échelle plus restreinte, mais ce sont quand même plus de 600 000 dollars qui ont été récoltés, soit 6 fois le montant attendu initialement. Maintenant que ces consoles sont lancées, la suite de leur parcours ne dépend plus que de l’agrandissement de leur catalogue, étant donné que ces dernières n’ont pas accès au PlayStore de Google.
Fait notable, les créateurs de l'Ouya ont récemment mis en place une campagne dotée d'un budget d'un million de dollars pour financer des jeux exclusifs à la console... financés grâce à Kickstarter. Baptisée Free The Games, cette initiative propose aux développeurs de voir le montant de leur collecte doublée, s'ils lèvent plus de 50 000 dollars, et qu'ils promettent l'exclusivité de leur titre pendant au moins six mois sur Ouya. Chaque participant pourra recevoir ainsi un maximum de 250 000 dollars, et un bonus de 100 000 dollars sera versé au jeu ayant reçu le plus de dons sur Kickstarter. Pour fédérer tout un écosystème, le crowdfunding vient au secours du crowdfunding, la boucle est donc bouclée.
Oculus Rift, Penny Arcade : de l'accessoire innovant aux B.D.
Le destin de l’Oculus Rift est finalement assez proche, puisque ce casque de réalité augmenté, dans un premier temps vendu aux développeurs via Kickstarter verra son succès commercial dépendre de l’usage qu’en feront les studios. Pour l’heure, près de 8 000 kits de développement ont trouvé preneur, mais le nombre de titres annoncé comme exploitant ce système reste pour le moment relativement restreint. Si beaucoup d'indépendants expérimentent l’appareil, et font en sorte que leurs jeux le supportent, du côté des grands éditeurs l’approche est encore timide. Une fois encore.
On notera tout de même que Valve, iD Software et Epic Games soutiennent le projet. 16 millions de dollars ont été récoltés, dont 2,4 millions via KickStarter. S'il ne visait pas directement la commercialisation d’un produit pour le grand public mais plutôt le développement de prototypes, une autre version de l’Oculus Rift, prévue pour les consommateurs, est attendue d’ici 2014 et devrait coûter moins de 300 $ à l’achat.
Le matériel n’est d’ailleurs pas le seul concerné, puisque certains projets visent à financer des médias ou des événements liés au monde du jeu vidéo. Dans le premier cas, l’exemple le plus parlant est sans doute la collecte de fonds organisée par le site Penny Arcade sur Kickstarter en août 2012. Penny Arcade est une bande dessinée en ligne sur le thème des jeux vidéo, dont la création remonte à 1998. Ses créateurs organisent aussi la PAX (Penny Arcade Expo) à Seattle et à Boston, deux importants salons du jeu vidéo aux États-Unis, et ont fondé Child’s Play, une association caritative dont le but est d’amener des jouets aux enfants hospitalisés.
L’an passé, ses créateurs ont lancé un appel sur KickStarter pour financer divers projets comme de nouvelles BD, mais surtout pour trouver un financement alternatif à la publicité sur leur site. Ainsi, si les dons dépassaient les 250 000 dollars une première publicité disparaissait de la page principale pour un an, à 525 000 dollars, l’ensemble des publicités sur la page principale s'évaporait. Et c’est justement le dernier palier atteint par les créateurs du projet, avec un total de 528 000 dollars récoltés. Fin mai 2013, c’est un Podcast qui sera ainsi financé. Baptisé Downloadable Content (ou DLC…). Il aura réussi à fédérer 5001 personnes, pour un total de 230 000 dollars.
Enfin, le sport électronique n’est pas en reste, et certains se souviennent probablement de Tales of The Lane, un tournoi de League of Legends qui s’est tenu l’an passé au Casino de Paris. Il était financé à hauteur de 80 000 euros par des sponsors, dont l'éditeur Riot Games, et à hauteur de 105 000 euros par les internautes. Le principe de cet événement était simple : réunir huit des meilleures équipes européennes sur League of Legends, et les faire s'affronter dans un tournoi se passant en partie en ligne, et se déroulant à partir des demi-finales au Casino de Paris, devant 1300 spectateurs.
Une campagne de financement vue de l'intérieur
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, la création d'une campagne de financement participatif demande, tout du moins pour les projets sérieux, une quantité importante de travail en amont. C'est ce que nous expliquent Fabien Culié, l'un des créateurs du tournoi Tales of the Lane, financé l'an dernier via My Major Company et Chris Roberts, le créateur de Wing Commander et de Star Citizen.
Comment préparer sa campagne de financement participatif ?
Avant toute chose, il convient de s'assurer que vous êtes prêts à dévoiler votre projet et vos travaux aux yeux du monde. Cela signifie non seulement que vous devez avoir quelque chose d'intéressant et de concret à montrer, mais aussi être certain que votre bonne idée ne peut pas facilement être chipée par un concurrent. « Vous pouvez présenter votre projet à la foule n'importe quand, que le titre n'en soit qu'à ses débuts, ou qu'il soit dans un stade plus avancé. C'est à vous de voir à quel moment vous vous sentez assez confortables pour parler de votre jeu à tout le monde », affirme ainsi Chris Roberts.
Une fois cette première étape passée, « il faut travailler sur les contreparties proposées aux internautes, et bien ficeler le budget, de manière à atteindre le but sans non plus trop le dépasser », nous explique Fabien Culié, plus connu sous le pseudonyme de « Chips ». Dans le cas de Tales of the Lane, cette partie n'aura finalement demandé que relativement peu d'efforts, les contreparties n'étant que les places pour les phases finales au Casino de Paris, et quelques goodies comme des T-shirts ou la bande originale de l'événement. Mais dans le cas d'autres projets de plus grande envergure comme la Ouya, un soin tout particulier doit être apporté sur ce point, notamment concernant le calcul des délais de livraison.
Ensuite, la communication autour du projet réclame une attention toute particulière. Dans le cas de Tales of the Lane, ses créateurs ont choisi de garder la même forme que pour leurs autres projets, c'est-à-dire en produisant une bande-annonce de présentation. Un choix que Chris Roberts semble cautionner. « Il y a plusieurs points qui font qu'une campagne est réussie ou non. Déjà il vous faut avoir un pitch très clair expliquant ce qu'est votre jeu ou votre projet, parce qu'il est primordial que les gens en comprennent le principe. Cela peut être fait à l'aide de vidéos ou de longues descriptions . Dans le cas d'une vidéo, il faut parvenir à faire passer votre message simplement, sans non plus tomber dans le stéréotype de la bande-annonce pour un film », nous explique-t-il.
La bande-annonce de Tales of the Lane
« Il faut garder son calme et se préparer mentalement à faire l’annonce au public, parce que c’est lui au final qui fera le succès ou non de la campagne. Pour nous, Chips et Noi, en tant que figures publiques porteuses du projet, si on peut nous appeler ainsi, c’était assez lourd à assumer parce que c’était la première fois que cela se tentait dans le milieu, et on se disait que les gens ne comprendraient peut-être pas. Donc pour nous deux, il fallait déjà travailler le discours, bien choisir ses mots, son attitude. Il ne fallait pas y’aller en faisant les misérables, il fallait que l’on garde notre bonne humeur, et notre petite touche d’humour habituelle, tout en disant aux gens que l’on avait besoin d’eux. On ne pouvait pas faire les malins, on n’avait pas le financement de base. Le travail sur la communication est très important, le sujet est très délicat, ça demande beaucoup de réflexion », résume Fabien Culié.
Toute cette préparation aura permis aux créateurs de ce projet de réunir 105 000 euros, sur les 80 000 requis pour compléter leur budget, qui comptait déjà un apport de 80 000 euros provenant de divers partenaires. Cependant, malgré ce succès l'équipe d'O'gaming ne compte pas refaire appel de sitôt aux dons des internautes, pour une simple question d'éthique nous explique-t-on :
« On est une société, notre but c’est quand même de gagner de l’argent, et ce n’est pas honteux. On a la chance de faire ce qu’on aime, dans un milieu qui nous passionne, mais disons que notre but reste de rendre nos projets rentables afin de pouvoir nous payer convenablement. Et pour nous le financement participatif, ça ne doit pas être vu comme un moyen de s’engraisser. C’est quelque chose qui doit te permettre de faire vivre un projet qui te fait kiffer. Si tu peux gagner un petit peu dessus, c’est cool, mais pour moi ça ne doit pas être l’objectif. Pour moi, ce n’est pas éthique de gagner beaucoup d’argent par ce biais-là. Dans ma tête, ce n’est pas l’esprit du truc. Dans ce cas, autant demander aux gens voilà j’ai un PayPal et faites des dons, plutôt que de faire passer ça au milieu d’un projet ».
Obtenir l'aval de la plateforme : un précieux sésame
Un facteur important à ne pas oublier est évidemment celui de la plateforme choisie. Certaines vous permettent en effet de toucher l'argent du projet qu'il soit financé ou non, elles prennent des commissions différentes mais elles effectuent surtout une première sélection qui se veut draconienne. « Il y a un tri de fait avant la publication d'un projet, sur l'onglet stats en bas de notre site, vous verrez qu'on a reçu quasiment 14 000 projets, et que moins de 4000 ont été proposés aux internautes. On a une équipe de trois personnes chargée de vérifier que les projets répondent à un certain nombre de critères, dont la crédibilité et la maturité. Dans le cas d'un gros acteur comme Noob, vous n'avez pas ce souci-là, à moins d'avoir affaire à un usurpateur, mais dans ce cas la communauté s'en serait vite rendu compte », nous explique ainsi Vincent Ricordeau, cofondateur de Kiss Kiss Bank Bank.Un point d'ailleurs confirmé par Michael Goldman, dont la plateforme effectue également une sélection en amont pour « éviter de présenter des projets farfelus ».
Vient ensuite le moment de remplir la page du projet avec son descriptif et là encore la rigueur est de mise. « Il faut que votre discours soit très clair concernant ce que sera votre jeu, ses points forts, et si vous avez quelque chose de visuel à montrer c'est encore mieux. C'est pour cela que nous avons travaillé pendant un an sur un prototype avant de dévoiler Star Citizen. Si vous avez des images de votre moteur de jeu, cela peut valoir des milliers de mots », explique Chris Roberts.
Une fois la campagne lancée, il faut maintenir l'intérêt des internautes
Pour les studios, le lancement de la campagne n'est pas synonyme de repos, bien au contraire. Selon Chris Roberts, dont le jeu Star Citizen a récolté plus de 14,5 millions de dollars grâce au crowdfunding, c'est même là que le plus difficile commence.
Chris Roberts pendant notre entrevue
« Même si cela demande beaucoup de travail, il faut interagir en permanence avec la communauté. La plus grosse erreur que vous pouvez faire c'est de tout montrer dès le départ. Il faut pouvoir montrer quelque chose d'intéressant, mais il faut aussi maintenir l'intérêt de la foule en montrant chaque jour un peu plus, une vidéo de gameplay, des artworks, des images du jeu. Ce sont toutes ces choses qui enthousiasment les gens et font qu'ils sont de plus en plus impliqués dans le projet, qu'ils en parlent à leur famille à leurs amis, à leurs collègues. C'est une course de fond, pas seulement un sprint, il faut rester tout le temps actif. C'est ce qu'on a fait sur Kickstarter, avec des mises à jour quotidiennes, et cela nous a permis de récolter plus de 300 000 dollars la dernière semaine, donc ce n'est pas négligeable », nous assure-t-il.
La clé pour les studios est donc d'interagir en permanence avec les joueurs, il faut alimenter constamment la campagne de nouvelles informations, de visuels, et garder quelques surprises dans sa manche pour raviver l'intérêt s'il devait s'étioler.
Concernant les réseaux sociaux, Chris Roberts explique qu'ils sont un bon outil pour faire parler d'un projet, mais qu'il ne doit pas être le seul moyen utilisé. « Le crowdfunding c'est quelque chose de très social, alors s'appuyer sur les réseaux sociaux est une bonne chose, mais il ne faut pas tout miser dessus. Il faut garder à l'esprit qu'une part non négligeable des gens ne sont pas sur ces réseaux, et peut même y être totalement réfractaire. Dans notre cas, Reddit a probablement été l'une des sources les plus importantes d'argent pour notre projet, la communauté sur Reddit est très passionnée pour notre jeu. Ils répondent aux questions des gens, c'est plutôt bon pour nous. »
Le rôle pour les plateformes en cas d'échec
Le cas de Haunts, que nous avons vu sur la page précédente, vient poser la question de ce qu'il advient de l'argent au cas où un projet n'aboutit pas, que ce soit par un cas de force majeure, une mauvaise gestion, ou tout simplement parce que son promoteur s'est enfui aux îles Caïman avec la caisse. Quel recours peuvent avoir les personnes ayant soutenu un tel projet ?
Les plateformes ne sont pas responsables des échecs des créateurs de projets
Pour l'heure, l'ensemble des plateformes que nous avons pu interroger, à savoir Ulule, Kiss Kiss Bank Bank et My Major Company sont unanimes. Elles effectuent un tri en amont mais ne sont qu'un intermédiaire mettant en relation des investisseurs particuliers, avec des entrepreneurs. Elles ne sont donc pas responsables de ce qu'il advient de l'argent. On peut donc légitimement se demander si quelque part, les plateformes n'ont pas intérêt à ce qu'un maximum de projets soit visible et surtout financé, puisque c'est à ce moment-là, qu'elles touchent leur commission, dont le montant varie entre 5 et 10 % du total.
Mais en cas d'échec d'un projet financé, il ne fait aucun doute que l'image de la plateforme sera tout aussi écornée que celle de son équipe. Des sommes sont-elles mises de côté sur les commissions au cas où un projet tourne mal ? La réponse est tout simplement non, si l'on en croit Vincent Ricordeau, cofondateur de Kiss Kiss Bank Bank.
« Aujourd'hui Noob lève 600 000 euros chez nos camarades d'Ulule, la plateforme va prendre 5 % du total, soit 30 000 euros. La plateforme a donné un outil à un créateur, grâce auquel il a collecté de l'argent, et il ne paye la plateforme que s'il a réussi à s'en servir, parce que si l'objectif n'est pas atteint, les internautes sont remboursés. Que ce soit Kiss Kiss Bank Bank ou toutes les autres plateformes sérieuses, le créateur ne nous rémunère que si son financement est accompli.
Notre rôle s'arrête là. Si Noob, récupère ses 570 000 euros, et dans un cas extrême, son équipe part au Costa Rica pour acheter une maison, ou ne livre pas son projet, la responsabilité incombe au créateur de projet. Nous les plateformes dans ce cas-là, on décline toute responsabilité. Comme vous le disiez, on décline cela contractuellement, mais si cela devait se passer de façon répétée ou trop fréquente, alors nos plateformes n'existeraient plus. Mais encore une fois, on ne garantit en aucun cas à qui que ce soit la faisabilité du projet, ou la livraison des contreparties, ni contractuellement, ni financièrement ».
Il en est de même chez Kickstarter. Bien que la plateforme ait refusé de répondre à nos questions, on peut y lire dans ses conditions générales que le créateur de projet doit « livrer toutes les contreparties ou rembourser tous les contributeurs dont vous ne pouvez pas assurer la contrepartie. Dans le cas contraire, cela pourrait mener à des dégâts sur votre réputation ainsi que des poursuites de la part de vos contributeurs ». Quelques projets ont ainsi été écourtés comme celui des PopSockets, et les contributeurs ont pu retrouver leur mise initiale.
Même son de cloche chez Ulule où Alexandre Bouchot, le fondateur de la plateforme nous explique qu'« il est arrivé dans de très rares occasions (moins d'une dizaine sur plus de 2500 projets financés) que les porteurs de projets soient amenés à rembourser leurs soutiens. Comme l'indique très clairement le site, le porteur de projet est responsable des sommes collectées et des contreparties à fournir vis-à-vis des internautes qui ont soutenu son projet ».
L'internaute peut tout de même attendre un peu d'aide, parfois
Toutefois, dans le cas d'Ulule les contributeurs pourront compter sur une assistance juridique en cas de problème. « Ulule s'est préparé à fournir une assistance juridique aux internautes si cela est nécessaire. Nous n'avons encore jamais eu à l'activer, parce que tout s'est toujours bien passé jusqu'à aujourd'hui (même dans les très rares cas où les internautes ont été remboursés par le porteur de projet). Le crowdfunding repose sur la confiance. Il nous incombe de créer les meilleures conditions pour que cette confiance puisse être partagée par tous », nous assure Alexandre Bouchot.
Chez My Major Company, la situation est quelque peu différente. Comme nous l'explique Stéphane Bittoun, le directeur général de la plateforme : « Théoriquement ce sont les porteurs de projets et eux seuls qui portent la responsabilité de bonne fin des projets vis-à-vis de leurs contributeurs, exactement comme un emprunteur vis-à-vis de son banquier ou une ONG vis-à-vis de ses donateurs. Mais dans ce type de circonstance et au-delà de cette réalité juridique, il est évident que toutes les parties devraient se mettre autour d'une table pour trouver une solution commune. Il serait très naïf d'imaginer que les plateformes de financement participatif pourraient se cacher derrière leur contrat.
Pour pallier ce genre de situation, nous faisons une sélection en amont des projets présents sur le site. Quand ceux-ci peuvent générer de très gros montants auprès de très grosses communautés, nous devenons particulièrement prudents, nous rencontrons le porteur de projet, nous nous assurons de son sérieux et nous signons même parfois des contrats spécifiques pour pallier ce genre de cas en prévoyant notamment le remboursement de tout ou partie des contributions »
En cas d'annulation, tout est beaucoup plus simple
Si les concurrents de My Major Company, affirment ne pas provisionner la moindre somme, la firme de Michael Goldman semble prévoir ses arrières en cas de souci. Une initiative intéressante mais logique étant donné qu'en cas d'échec majeur, la réputation du porteur de projet ne sera pas la seule mise en jeu, mais aussi celle de la plateforme. Un point de vue partagé par Stéphane Bittoun : « Il faut bien comprendre que le préjudice causé aux plateformes dans un tel cas serait au moins équivalent à la somme des préjudices individuels subis par les internautes. Il s'agirait donc probablement d'une question de survie et dans un tel cas c'est la surface financière qui fait la différence ». Le geste n'est dans ce cas pas totalement désintéressé.
Il convient tout de même de rappeler que dans le cadre d'un projet de financement participatif, la prise de risque est divisée par le nombre de contributeurs. Si bien qu'avec une « mise » moyenne assez faible les participants « ne risquent pas grand-chose », selon Vincent Ricordeau.
« Quand vous allez sur une plateforme comme Kiss Kiss Bank Bank, le don moyen s'élève à 50 euros, cela signifie que le risque encouru par le donateur est infime, pour ainsi dire il n'existe pas. Par risque, j'entends que cela ne mettra pas en péril notre économie, parce que le rôle de la réglementation, c'est de protéger votre épargne. Le don moyen n'étant que de 50 euros, le risque est divisé entre tous les internautes prenant part à un projet. Si jamais un projet ne devait pas se faire, ça serait désagréable pour tout le monde, mais cela ne met certainement pas en danger notre économie, pas plus que votre budget en tant qu'épargnant », nous affirme-t-il avant d'ajouter que « Tout se fait finalement assez naturellement. Avec le million de projets qui ont été financés ainsi, s'il devait y avoir des défaillances en cascades sur les plateformes, cela ferait longtemps que le principe serait décrié ».
Et si la plateforme devait faire faillite ?
L'un des derniers cas à étudier, et non des moindres est celui de la faillite d'une plateforme alors que des projets financés sont en cours de déroulement. Fort heureusement, ces événements assez désagréables ne sont pas si fréquents, même si le cas du label participatif Spidart reste marqué dans certains esprits.
Toutefois si l'on en croit les trois plateformes que nous avons interrogées, toutes mettent un point d'honneur à séparer leur trésorerie nécessaire au maintien de leurs activités, et les fonds apportés par les internautes afin de financer les projets de leur choix. Chez My Major Company, on explique que cette séparation est effective depuis la création du site en 2007, « et ce en l'absence même de questionnement du régulateur ». Pour Vincent Ricordeau de Kiss Kiss Bank Bank, il faudrait éventuellement aller plus loin en inscrivant ce principe dans la Loi.
« La seule chose au niveau légal qui n'existe pas et dont on a besoin pour que tout le monde soit rassuré, c'est que l'argent qui est donné par les internautes doit arriver sur un compte bancaire qui est complètement séparé des comptes d'exploitation de la plateforme. Parce que si demain une plateforme devait faire faillite, l'argent reste sur un compte à part et sera rendu aux internautes. Nous les plateformes on le fait de facto, mais on n'a aucun cadre réglementaire qui nous y oblige.
Ce qu'il faut faire, c'est rendre cela obligatoire, et on est tous d'accord avec ça. Il faut pondre quelque chose qui ressemblerait à une licence pour le financement participatif, ou un genre d'agrément, qui contraigne les plateformes à faire ce genre de manipulations la afin qu'il n'y ait pas de confusion entre l'argent de la société, et celui des internautes. Voilà la seule chose qui est vitale pour la bienséance du marché et pour que tout le monde ait confiance en ce marché-là ».
Finalement le financement participatif n'est bien qu'une affaire de confiance mutuelle entre le créateur d'un projet et sa communauté. La plateforme se doit aussi d'être un intermédiaire sur qui l'on doit compter, que ce soit du côté des créateurs, qui espèrent bien toucher l'argent promis par leurs contributeurs, que pour ces derniers, qui attendent sans aucun doute un minimum de soutien, si les choses devaient tourner mal.
Merci à tous les intervenants de ce dossier, vous retrouverez l'ensemble des interviews de manière complète dans nos colonnes, dans les prochains jours.