Députés et réseaux sociaux
L’on a beaucoup parlé ces derniers jours, notamment lors des débats sur le mariage pour tous, de l’utilisation de Twitter par les députés. Quel regard portez-vous sur l’utilisation actuelle des réseaux sociaux par les élus du Palais Bourbon ?
Les acteurs de la démocratie représentative (dont les députés) se sont mis à se servir de l’internet principalement dans une stratégie de séduction, de communication et de mobilisation pendant les campagnes. En ce sens, les outils numériques ne font qu’ajouter une nouvelle technologie de marketing politique aux autres. Or, on voit qu’il y a un effet plus souterrain, plus lent sans doute, qui est une transformation numérique du travail politique qui s’insinue au cœur même de la démocratie représentative, dans l’activité parlementaire. Comment redéfinir le lien avec les citoyens dans l’acte le plus exemplaire de la représentation ? De quelle expertise, de quel rapport à l’opinion, de quelle fidélité à ses électeurs, le parlementaire doit-il dépendre lorsqu’il fabrique la loi ?
L’usage en assemblée des réseaux sociaux pose une question qui traverse la théorie démocratique depuis la naissance des assemblées révolutionnaires qui oppose le mandat représentatif (le député incarne ses électeurs et peut décider en leur nom sans les consulter) et mandat impératif (les choix du député font l’objet d’un contrat entre députés et électeurs et le député doit constamment renouveler ce contrat). Interagir avec les citoyens pendant les débats c’est faire un retour vers les procédures de démocratie directe du mandat impératif alors que c’est la tradition du mandat représentatif qui s’est imposée.
Pendant la Révolution française, de nombreux débats ont eu lieu sur la place du public pendant les séances. Est-ce que le public peut applaudir depuis les tribunes ? Aujourd’hui, on l’a rendu silencieux, il ne peut pas applaudir. Lorsqu’il délibère, le député peut-il dialoguer avec des gens qui sont en dehors de l’enceinte parlementaire ? L’idée qu’il puisse consulter, s’informer, sourcer ses propos ou solliciter des avis externes alors même qu’il est en train de délibérer, c’est une tendance nouvelle dans laquelle le numérique va évidemment bousculer les pratiques politiques traditionnelles.
Que pensez-vous de cette proposition d’interdiction de s’exprimer sur les réseaux sociaux pour les députés siégeant en commission ou dans l’hémicycle ?
Je pense que c’est naïf de croire qu’on puisse réguler les pratiques numériques des parlementaires. Il ne me semble pas critiquable qu’ils communiquent pendant les débats. En revanche, il serait sans doute plus cohérent qu’ils calment leur égo, n’utilisent pas les réseaux sociaux pour communiquer sur le fait qu’ils sont là, qu’ils ont fait ci ou ça, mais que, en revanche, ils puissent être à l’écoute de l’extérieur et dialoguer avec les citoyens.
Croyez-vous que l’utilisation des réseaux sociaux par les députés soit actuellement utile à notre démocratie ?
Je pense que les réseaux sociaux sont avant tout utiles à la création d’un espace public riche, querelleur, critique, proposant, etc. C’est d’abord parce que la société entre en conversation que ça permet de rendre plus légitimes, plus intéressantes et plus centrales les discussions que les députés peuvent avoir dans leur assemblée.
Après, est-ce que les députés, dans la fabrication de la loi, doivent considérer que ces conversations tenues à travers les réseaux sociaux sont un lieu utile à leur prise de décision ? Ce qui est intéressant pour eux, c’est d’explorer les débats, de voir la diversité des prises de position, de mesurer un peu la couleur des différents publics mobilisés pour encourager tel ou tel point de vue, c’est déjà bien.
Comment voyez-vous évoluer l’utilisation des outils numériques de type réseaux sociaux par nos députés ?
La tentative la plus radicale est celle des députés berlinois du Parti Pirate, qui définissent leur vote en assemblée sur la base d’une consultation immédiate et directe de leurs électeurs, avec un logiciel qui s’appelle Liquid Democracy. Ce qui est en jeu ici c’est : est-ce que le député vote avec un mandat représentatif, sans avoir besoin de re-consulter constamment ses électeurs, ou bien comme le réclament les procédures de démocratie directe, le député n’est-il que le bout d’un réseau qui le lie constamment à ses électeurs, avec lesquels il est en dialogue pour émettre chacun de ses votes. L’expérience n’a pas l’air très probante.
Dernière question sur les réseaux sociaux, mais sans rapport avec les députés : que pensez-vous de la récente action en justice de l’UEJF contre Twitter et de la concertation gouvernementale s’agissant de la modération des tweets ?
J’ai une position libertaire là-dessus : je pense qu’il ne faut pas réguler. En Europe, nous régulons les opinions en considérant que certaines expressions ne sont pas des opinions et qu’il faut censurer. Je crois qu’on lutte contre les opinions - même les plus outrageantes - avec d’autres opinions, mais pas par la force. Le problème de ce type d’action, c’est qu’on rend visible ces messages qui seraient restés clandestins et vus par assez peu de gens si les médias, le gouvernement, l’UEJF... n’en faisaient pas une promotion considérable. Des choses qui devraient rester dans leur coin sont tout d’un coup rendues très visibles par ceux qui veulent les censurer. Mais c’est là un problème beaucoup plus général de conception de la liberté d’expression et là-dessus l’origine américaine d’Internet continue d’exercer ces effets...
Merci Dominique Cardon.
NosDéputés.fr et initiative Parlement & Citoyens
Au cours des derniers mois, il fut question à plusieurs reprises de l’impact d’Internet et des nouvelles technologies sur le travail des députés : utilisation des réseaux sociaux au sein de l’Assemblée nationale, le ministre Alain Vidalies a remis en cause les indicateurs du site NosDéputés.fr, un site Internet (Parlement & Citoyens) a été inaguré afin d’associer les internautes à l’élaboration des propositions de loi portées par certains députés, etc. Une problématique émergeait à nos yeux de ces différents sujets d’actualité : quelle influence Internet a-t-il sur l’activité des députés ?
Afin de prendre un peu de recul sur cette question, nous avons interrogé différents acteurs à même d’y répondre : un député, deux chercheurs, l’association Regards Citoyens... Nous commençons donc par vous proposer aujourd’hui l’interview du sociologue Dominique Cardon, qui aborde l’ensemble des thèmes évoqués précédemment. Auteur de « La démocratie internet. Promesses et limites », Dominique Cardon est actuellement chercheur au sein du Laboratoire des usages SENSE d'Orange Labs, mais aussi membre du Comité de la Prospective de la CNIL.
Cet été, le ministre Vidalies a déclaré que le site NosDéputés avait « des effets dangereux voire pernicieux sur le travail parlementaire ». Comment avez-vous réagi lorsque vous avez eu vent de cette critique ?
Sa critique n’était pas frontale. C’est une critique plutôt intelligente. Alain Vidalies n’est pas hostile à Regards Citoyens, mais en revanche, il pointe quelque chose d’original, qui est le propre de toutes les métriques : dès lors qu’on installe un compteur dans un univers social, les acteurs de cet univers vont agir en fonction de la métrique s’ils jugent que celle-ci a de l’importance.
En raison de sa seule existence, NosDéputés.fr exerce des effets sur le comportement des parlementaires, qui vont essayer d’améliorer leur score de la même manière que les sites Web essaient d’améliorer leur référencement, que les praticiens des réseaux sociaux veulent augmenter leur score d’influence, etc. Dès qu’il y a une métrique, il y a aussi un effet qu’on appelle « réflexif » des métriques sur les comportements des individus. Il est assez logique que les parlementaires discutent de la manière dont ils sont objectivés, qu’ils critiquent le fait que l’on mesure tel aspect de leur activité au détriment de tel autre.
Cette critique pourrait devenir un moyen de discuter avec les fabricants de ces métriques (que sont Regards Citoyens, mais que pourraient être d’autres) de ce que sont les bons indicateurs de l’activité parlementaire, tant pour les députés que pour les citoyens. De ce point de vue, discuter non pas de « Faut-il ouvrir ou non les données ? », mais de « Comment faut-il représenter les données que l’on a ouvertes ? » devient une forme assez intéressante du dialogue que les citoyens peuvent aussi avoir avec les députés.
Pensez-vous que ces effets pervers soient réellement avérés dans les faits ?
Il faudrait faire une enquête pour savoir ce qu’il en est réellement. En rendant publiques leurs activités, les députés perdent une partie de leur autonomie à définir eux-mêmes ce qu’est l’activité parlementaire. Les citoyens projettent vers eux leur définition de ce qu’est un bon député. Entre populisme (les députés doivent être en séance plénière) et arrogance professionnelle (les citoyens ne peuvent pas comprendre la réalité de notre travail), il doit bien y avoir un moyen de s’accorder sur le choix des données d’activité qui doivent concentrer l’attention. Je pense que c’est comme ça qu’il faut essayer d’entendre la critique d’Alain Vidalies : essayer de voir comment mieux valoriser un certain nombre d’activités parlementaires et mieux les représenter dans les métriques.
Considérez-vous que ce phénomène de métrique soit quelque chose véritablement nouveau, étant donné que les députés pouvaient déjà être tentés de se mettre en valeur bien avant l’arrivée d’Internet, par exemple grâce aux séances de questions diffusées à la télévision ?
Oui, c’est un mouvement qui prolonge la médiatisation de la séance de question. Mais avec NosDéputés.fr, on entre sans doute plus profondément dans l’activité parlementaire. Il ne s’agit pas ici d’une simple logique de communication dans laquelle les députés se signalent à leurs électeurs, mais ils montrent aussi qu’ils font le boulot. Ce n’est pas pareil de montrer qu’on est assis sur les bancs et dénombrer le nombre d’interventions en commission.
Ce qui est en jeu c’est de mieux partager entre les citoyens et les députés les critères d’objectivation de ce que les citoyens et les députés entendent comme l’activité parlementaire légitime : poser des questions, être en commission, être en plénière, dans leur circonscription ? Il y a beaucoup de calculs et de représentations qui sont désormais rendus possible par Regards Citoyens. Mais peut-être que NosDéputés.fr ne produit pas les meilleures représentations pour inciter les parlementaires à être de meilleurs parlementaires. Dans ce sens là, la critique d’Alain Vidalies pourrait inciter à mettre les données différemment, les représenter autrement. C’est la logique même des données ouvertes : la question démocratique n’est pas de libérer les données pour les libérer, mais de les libérer pour que des interprétations différentes et concurrentes puissent en être faites.
Initiative Parlement & Citoyens
La plateforme Parlement & Citoyens, qui associe les internautes à l’élaboration d’une proposition de loi d'un député, a été inaugurée le mois dernier. Quels peuvent être selon vous les apports de ce type d’initiative ?
La tentative de Parlement & Citoyens consiste à établir une courroie de transmission numérique entre les citoyens, les lobbies, les thinks tanks...et les parlementaires. Il s’agit d’ouvrir un espace qui soit un lieu d’examen, d’enquête, et du coup de co-fabrication de la loi. Est-ce que c’est possible ? Est-ce que l’expérience islandaise est réaliste dans un grand pays ? C’est toujours intéressant d’expérimenter !
Derrière tout ça, il y a une dimension un peu utopique, mais aussi une dynamique sociologique qui est une attente de démocratie plus continue dans laquelle les citoyens et les électeurs ne se retrouvent pas seulement tous les 5 ans pour voter. Il y a une demande de démocratie plus directe face à la démocratie du mandat représentatif traditionnel. Le risque cependant est que, ne s’appuyant pas sur la forme représentative de l’élection, ces dispositifs accueillent des lobbies, des clans ou des cabbales et qu’ils soient débordés par des minorités agissantes. Il faut expérimenter pour voir. Ce qui me semble de toute façon important, c’est l’enrichissement de l’espace public grâce à la conversation numérique. Si cela peut ensuite converger vers l’espace parlementaire est une autre histoire...