Copie privée : "une décision excellente, passablement frustrante"

Patrick Jacquemin, cofondateur de RueDuCommerce, représentant de la FEVAD au sein de la Commission copie privée, a bien voulu répondre à nos questions après l’arrêt du Conseil d’État. Un arrêt rendu ce 17 juin 2011 et qui exige l’exemption des professionnels de la rémunération pour copie privée. Une longue interview dans laquelle l’intéressé revient sur le fameux arrêt Padawan, les perturbations du marché gris, le fonctionnement de la Commission, et la position des ayants droit.

Quelle analyse tirez-vous de la décision du Conseil d’État du 17 juin 2011 ?

C’est une heureuse décision. Sur le fond, ce qui est assez étonnant, c’est qu’elle met en exergue le fait que depuis 2002 on n’applique pas une directive européenne qui exonère les entreprises. Une décision excellente, mais qui est aussi passablement frustrante.

Depuis la décision Padawan en octobre 2010, j’ai plaidé pour que les entreprises soient exonérées. Je l’ai dit et plaidé clairement en commission, je l’ai argumenté, mais aucune application n’a été faite de cette décision de la CJUE. Il a fallu qu’on aille devant le Conseil d’État. Et heureusement que nous avions une action pendante. Sans elle, une autre action aurait pris deux ans. C’est ça qui est révoltant : une directive de 2001, un effet obligatoire depuis le 22 décembre 2002 et il faut attendre de passer devant le Conseil d’État en 2011 pour obtenir sa reconnaissance.

Pascal Rogard (ndlr : lire ses propos) estime que ce n’est pas le travail de la Commission qui est en cause, mais plutôt une inadaptation de la loi

C'est une drôle de déclaration. C’est le travail de la commission de fixer les barèmes, c’est le travail de la commission de dire à qui doit s’appliquer la rémunération pour copie privée. C’est son travail de lire et mettre en place la loi européenne. Quand Pascal Rogard dans votre article dit qu’on aurait dû prévoir un système d’exonération ou de remboursement pour les usages professionnels qui n’ont pas été soumis à la rémunération pour copie privée… Mais voyons, c’est ce qu’on a demandé plusieurs fois en Commission depuis que l’arrêt Padawan est arrivé ! en se heurtant à un refus obstiné des sociétés de gestion dont celle que représente Monsieur Rogard. C’est un fait qu’a rendu public la commission en communiquant les comptes rendus des réunions (ndlr : les  comptes rendus).

copie privée supports  


A-t-on déjà une idée des sommes qui ont été indûment perçues sur le dos des professionnels ?

J'en ai aucune idée.

La copie privée payée par les entreprises représente certainement un montant significatif. Beaucoup de TPE et de PME utilisent des CD, des DVD pour à destination de leurs clients afin de leurs faire parvenir des documents, pour le développement de photos, de films personnels et pour tout un tas d'autres raisons. Les disques durs externes de capacité moyenne sont beaucoup achetés par ces entreprises. Les racks avec des serveurs NAS (NDLR : qui sont exemptés), ne sont pas accessibles à ces petites entreprises. Une petite société qui se créé aujourd’hui va utiliser des solutions de stockage traditionnelles donc souvent des disques durs externes. Ce marché est vaste. Quelle est sa valeur ? Je ne sais pas. Certainement plusieurs dizaines de pour cent du marché et donc de la copie privée. Peut-être entre 30 et 50%.

La décision 11 n’est annulée que pour l’avenir et encore, et seulement à partir de la fin 2011. Depuis 2002, les entreprises ont payé des sommes indues. Quelles sont les voies ouvertes à ces victimes ?


Il pourrait y en avoir une pour les victimes, qu’il s’agisse des entreprises qui ont acheté les produits taxés, et qui ont assumé un coût depuis l’origine ou qu'il s'agisse des industriels et distributeurs, dont l’activité s’est révélée bouleversée par un prélèvement obligatoire indu très important.

On n’a pas vendu les produits au bon prix. Il y a une élasticité au prix et le marché professionnel a été amoindri. Quand on vend un DVD 1,50 euro TTC au lieu de le vendre, disons, 20 cts TTC, l’accès au marché n’est pas le même, le nombre de produits vendus non plus. Tout un secteur a été disqualifié, par aveuglément et en faisant fuir des acheteurs.

La voie serait de faire reconnaitre l’autorité pleine et entière de la jurisprudence Padawan. La décision de la Cour de Justice a en effet deux aspects. D'abord, elle précise que les professionnels doivent être exonérés. Ensuite, elle ajoute que cette exonération est obligatoire depuis le 22 décembre 2002 (*) en France.

Ces deux aspects ont été mis en application en Espagne, mais seul le premier a pour l’instant été reconnu par le Conseil d’Etat pour des raisons qui lui sont propres et tenant notamment aux difficultés de remboursement des sociétés de gestion. Or, je crois que ce sont les juridictions judiciaires qui sont compétentes pour statuer sur une action en remboursement contre les sociétés de gestion. La Cour de cassation est peut-être la bonne juridiction.

rue du commerce rueducommerce 

Les ayants droit ne peuvent plus intégrer les professionnels dans leur assiette. Faut-il craindre une hausse de la RCP sur le dos des consommateurs ?

Quand Pascal Rogard dit dans votre interview que ce n’est pas le travail de la commission copie privée qui est remise en cause, que l'arrêt du Conseil d'Etat concerne juste une exonération des entreprises, ce n’est pas vrai. Si cela avait été le cas, le Conseil d’État aurait décidé de conserver les barèmes actuels pour les particuliers en exonérant les entreprises. Ce n’est pas du tout le cas puisqu'il a donné six mois pour que de nouveaux barèmes soient votés uniquement à l'attention des particuliers. Cela signifie qu'il a vu matière à tout remettre à plat.

Mais les ayants droit ont toujours dit que la Commission copie privée tenait compte des usages professionnels en rabotant un petit peu le taux mutualisé, appliqué à l’ensemble des supports. Avec la fin de ce coup de rabot et l'exemption des professionnels, on peut s’attendre à une hausse de la pression sur les consommateurs, non ?

C’est une vue de l’esprit. Je vais vous dire pourquoi : les ayants droit parlent d’un abattement pour usage professionnel, et donc d’une mutualisation. Dans ses conclusions du 16 mai 2011, le rapporteur du Conseil d’État a dit : je n’ai trouvé nulle part de mention officielle ou de calcul dans lequel je pouvais voir qu’il y avait des abattements. Nulle part il n’est inscrit qu’il y a des abattements ! Le Conseil d’État a dit ensuite que quand bien même il y en aurait, Padawan s’applique quand même.

Donc c’est un peu facile d’agiter une espèce de chiffon rouge, de dire que si on exonère les professionnels, on va remonter les tarifs sur les particuliers. Je suis désolé : il n’y a pas d’abattement, car ce n’est nulle part dans la définition des calculs des barèmes de la copie privée qui doivent être, selon la loi, rendus publiques. Il n’y a donc pas à remonter les barèmes, sous ce prétexte.

On peut alors craindre l’arrivée de nouveaux supports dans l’assiette. PC, jeux vidéo, cloud...

Prenons le premier cas, celui du PC. Vous l’aviez soulevé, Olivier Henrard (ndlr : monsieur culture auprès de Nicolas Sarkozy) en a parlé en janvier. Mais s’il y a bien un produit qui n’est pas un support de copie, c’est bien le PC ! La musique stockée sur un PC est souvent achetée en ligne. Ce n’est pas une copie, mais une oeuvre originale. En 2010, 15 % de la vente de musique en valeur a été vendue en ligne. Toute cette musique a été stockée sur les PC. Le reste, c’est du CD. Si, éventuellement, on copie son CD sur un PC, c’est en général pour faire un transfert vers un baladeur. Le PC, est un support qui contient des œuvres originales ou alors qui sert de transfert. Là aussi on agite le chiffon rouge. Pour garder une perception importante, on veut taxer tout ce qui existe.

Les consoles de jeux, ce n’est pas d’aujourd’hui. Je crois me souvenir qu'elles étaient dans le programme de travail élaboré début 2010. Le sujet n’a plus été abordé à ce jour. Il y avait un nouveau programme de travail en cours de discussion, mais qui va être annulé puisqu’il va falloir mettre en place les barèmes selon l'arrêt du conseil d'état. À mon avis, les consoles de jeux seront programmées tôt ou tard, mais là aussi c’est assez proche du PC : Une console est avant tout faite pour jouer, pas pour stocker.

Le cloud, je ne préfère pas en parler, c’est juste insensé. Comment vont-ils faire en sorte de fliquer un consommateur qui peut avoir un support de stockage n’importe où dans le monde. Je ne sais pas.

 DVD copie privée 

Dans son arrêt, le Conseil d’État a aussi exigé des « études objectives », et surtout pas des « hypothèses » ou « des équivalences supposées ». Justement, l’iPhone avait été soumis à la RCP par équivalence avec le barème iPod… N’est pas encore un désaveu cinglant du travail de la Commission ?

Bien sûr ! Nous avions d’ailleurs contesté largement les raccourcis faits sur les tablettes multimédias au mois de décembre et en janvier, où on prend le barème d’un baladeur audio et on l’applique à l’iPad. Évidemment, c’est un cinglant désaveu de la méthode et des calculs faits pour les barèmes.

Tout ce que l’on dit depuis tout à l’heure est bien contradictoire. Padawan dit que s’il n’y a pas de distinction entre les consommateurs et les professionnels, ce n’est pas conforme. Distinguer et mutualiser sont des termes très différents, voire antinomiques !

Finalement, toutes les décisions de la copie privée ne sont prises que par les ayants droit, qui ont une majorité d’action. Ils sont majoritaires et font ce qu’ils veulent. Nous, on nous écoute pas : on a eu beau dire que l’iPad n’a rien à voir avec un baladeur audio, que mutualiser et distinguer sont deux termes différents, qu’il faut exempter les professionnels pour faire droit à la directive de 2002…. Nos propos se heurtent au mieux à un mur, quand ils ne donnent pas lieu à des rapports « antagoniques et tendus » comme l’avait relevé en 2001 l'actuel président de la Cour des Comptes, Didier Migaud.

Les ayants droit abusent de cette majorité et c’est finalement ce que reconnait le Conseil d’État. De mémoire, le rapporteur en mai dernier a dit qu’il faut que les prochaines décisions fassent l’objet d’un consensus pour faire arrêter la machine à contentieux. Le consensus est la clef parce que sinon les actions vont continuer… Et je peux vous dire qu'il y a beaucoup de motivation pour qu'elles continuent...

Justement. On parle ici de la décision 11, mais il y en a beaucoup d’autres après et aucune ne fait le distinguo entre consommateurs et professionnels

Bien sûr. La décision prise en décembre qui concerne les tablettes. Il en va de même pour les set up box. Et d’ailleurs quand le directeur général de Free est venu à la Commission copie privée, il a rappelé que le FAI avait beaucoup d’entreprises clientes (ndlr: voir notre article). Ces entreprises n’ont pas à payer. Toutes les décisions de la copie privée prises après celle de 2008 (la décision 11) doivent être concernées par l’arrêt du Conseil d’État.

En pratique est-ce que la charge de vérifications ne va pas porter en définitive sur les plateformes d’e-commerce qui devront distinguer entre consommateur et professionnel ?


Nous n’avons pas trop de difficulté à identifier une entreprise. Il suffit de rajouter un champ dans le panier pour demander un numéro de RCS. C’est très simple. Quand Pascal Rogard explique que cela ne va peut-être pas si facile que cela, ce n'est pas exact. J’ai déjà en tête les petits développements informatiques nécessaires et qui ne sont pas énormes pour que le numéro RCS, SIRET ou intracommunautaire puisse être rentré. .

D’ailleurs dans votre interview, Pascal Rogard dit « exonération ou remboursement ». Ça ne fait pas l'ombre d'un doute ! Si une entreprise est exonérée de payer, elle ne va pas payer pour être remboursée ensuite. Elle n’a pas à payer donc elle n’a pas à payer ! Essayez de rentrer dans un magasin… Vous passez devant le rayon fruits et légumes, on ne vous dit pas : vous allez les payer puis on vous les remboursera parce que vous ne les avez en réalité pas pris.

Évidemment, il y a des endroits où ce sera éventuellement plus difficile que dans d’autres. Sur internet, ce sera assez simple. Dans un magasin, vous savez, quand vous allez chez Métro, vous montrez votre carte professionnelle, et vous êtes identifiés. Pour les grandes surfaces, on pourra montrer également son RCS pour être exonéré. Pour l’instant ce qui importe, c’est d’activer le mouvement chez ceux qui ont la capacité de pouvoir proposer le tarif sans copie privée.

Pourquoi les plateformes d’e-commerce n’affichent-elles pas le prix de la RCP sur les étiquettes ? Je crois que c’était une des idées du plan Besson 2012.

Ce serait judicieux, on l’avait fait sur Rue du Commerce un temps. On ne mettait pas le montant, on disait qu’elle était due. Évidemment, le corollaire de cela est que le consommateur voyant 1,20 euro TTC de copie privée sur un DVD vendu 1,50 euro, risque de voir rouge et ne pas l’acheter par principe. C’est un risque, mais sur le fond, si on est puriste, il faudrait le montrer.

Vous savez, aujourd’hui le marché gris coûte plus cher à la France que la copie privée ne lui rapporte. Si on prendre l’étude faite par l’EICTA en 2006-2007, à l’époque sur le DVD il y avait 57% de marché gris. 40% sur les clefs USB, sur les disques durs, etc. Rapidement on se rend compte qu’on est déficitaire en terme de marge, de TVA…

À ce titre, le 16 juin, un autre arrêt de la CJUE, l’arrêt OPUS, impose une obligation de résultat dans la collecte de la rémunération, même à l’égard des vendeurs étrangers. Concrètement comment cela va se passer ?

Concrètement cet arrêt milite pour l’harmonisation. En substance, cet arrêt se prononce justement sur la situation provoquée par des niveaux de copie privée différents dans les pays. Il est vrai que les sociétés de perception doivent s’assurer sur leur marché propre qu’il ne doit pas y avoir de préjudice pour les différents acteurs industriels, distributeurs, etc.. Cela étant, cela signifie la fermeture des frontières...

La communauté européenne a décrété la libre circulation des biens et des marchandises en Europe et l’harmonisation, notamment de la TVA. Le cas Opus montre bien que la copie privée va à l'encontre de la philosophie de la communauté européenne. Ainsi, seule l’harmonisation va régler le problème. On ne va quand même pas redresser les frontières pour la copie privée !

J’avais eu un incident avec Thierry Desurmont (ndlr Sacem, Sorecop, Copie France) il y a neuf mois où il avait refusé d'indiquer dans le compte rendu ce qu’il avait dit : je suis totalement opposé à l’harmonisation. Ensuite, il a dit : je veux bien harmoniser à la hausse sur les niveaux français(**).

Pourquoi ?

Tout simplement parce que la France est le pays le plus cher. On ne va pas demander à 25 pays de s’adapter à un pays qui est à l’extrême de la courbe de Gauss. La moyenne se trouve sur des pays qui ont tenté d’être raisonnables, mais certainement pas au niveau de la France. Si on harmonise, on harmonise à la moyenne, pas à l’extrême. Il y a 25 autres pays, cela fait 1 contre 25.

Les ayants droit français, notamment M. Desurmont, sont très influents au niveau des associations européennes d’ayants droit. Pourtant, ils n’arrivent pas à faire monter les taux ailleurs, car tout le monde se rend bien compte que par ce choix, on affaiblit les ventes sur le marché, on affaiblit l’économie, on pousse le consommateur à aller acheter ailleurs. Comment une commission administrative peut-elle décider de montants sans se rendre compte ou vouloir analyser dans son programme 2010 comme nous le demandions, les conséquences économiques des barèmes qu’elle propose ?

(*) date d'entrée en vigueur de la Directive européenne du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information.
(**) Voir notre article le crayon, la gomme et le feutre

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