Le Pr Michel Riguidel, l'expert Hadopi en matière de filtrage et logiciel de sécurisation, a publié en fin de semaine dernière une tribune dans le Monde (notre analyse). Nous avons questionné Jérémie Zimmermann pour recueillir sa réaction. L’occasion de revenir sur les sujets suivis de près par La Quadrature du Net mais également sur l’avenir de cette initiative citoyenne.
Jérémie Zimmermann (LQDN) et Eric Walter (Hadopi) en janvier 2011
PC INpact : À la lecture de l'analyse du Pr Riguidel, publiée dans le Monde et selon laquelle le chaos est aux portes d'internet d'ici 2015, quelles ont été vos premières réactions « à chaud »?
Jérémie Zimmermann (LQDN) : Les premières réactions ont d'abord été de se dire qu'il y avait deux écoles: celle d'avant Internet (les ingénieurs télécom « à la papa » et leurs architectures centralisées, sous contrôle) et celle d'Internet. Puis en y réfléchissant bien il apparait que tout ne peut pas être dû à une méconnaissance de la technologie et des usages.
Après tout Michel Riguidel ayant beaucoup travaillé sur les réseaux fermés, il est peut-être normal qu'il cherche (consciemment ou non) à faire ressembler Internet aux modèles qu'il maîtrise et sur lesquels il a autorité.
Ensuite, peut-être qu'il sert également un objectif politique reposant sur le contrôle, comme la rhétorique guerrière et l'instrumentalisation des peurs pourraient le laisser penser...
Pour expliquer la propagation de ce chaos, l'émérite professeur met en cause « les fautes et les intrusions qui se propagent par interopérabilité » et le comportement d'acteurs « voyous » notamment (FAI, opérateurs, etc.). Cela vous inspire quoi ? (*)
Là encore, on se demande si le « professeur émérite » étale son inculture ou sa mauvaise foi ? Internet tel que nous le connaissons et l'aimons aujourd'hui n'existe que par l'interopérabilité, c'est-à-dire la capacité de systèmes de natures différentes à parler les uns avec les autres, sans avoir à demander la permission à qui que ce soit, sans autorité centralisatrice. C'est cette caractéristique fondamentale qui a permis grâce aux protocoles et aux standards ouverts (comme l'IP et les protocoles et formats smtp, ftp, http//html, SSL, etc.) l'interconnexion de réseaux et de systèmes hétérogènes, opérés par des acteurs de natures diverses, parfois aux intérêts divergents, que nous appelons Internet.
L'interopérabilité a permis aux logiciels libres de se développer et en retour ils ont fait de l'interopérabilité une réalité encore plus forte. Ces logiciels équipent aujourd'hui une vaste majorité de l'infrastructure d'Internet, et permettent à chacun d'être maître de son infrastructure.
Mettre « les fautes et les intrusions » sur le dos de l'interopérabilité relève d'une sinistre plaisanterie. L'« uniformisation des logiciels de base » dont parle le professeur Riguidel vient plutôt d'acteurs tels que Microsoft ou Apple, qui ont œuvré tout au long de leur existence contre l'interopérabilité pour justement utiliser leurs systèmes fermés comme autant d'outils anticoncurrentiels empêchant aux autres de communiquer avec eux: formats bureautiques, codecs ou navigateurs ne respectant pas les standards et autres pour Microsoft, app-stores verrouillés, DRMs et autres interverrouillages de produits pour Apple...
C'est le comportement de ces fournisseurs de logiciels fermés qui est à l'origine d'une grande partie des failles causant les problèmes de sécurité aujourd'hui.
Lorsqu'il parle des « opérateurs voyous » (c'est à dire selon sa définition environ tous les acteurs de l'Internet), on a l'impression que le professeur Riguidel semble se retrouver seul contre le reste de l'Internet...
À moins qu'à l'aide d'opérateurs « à la papa », centralisateurs, et d'architectures basées sur le contrôle, le matériel propriétaire et verrouillé, Riguidel ait un plan pour reconstruire un Internet meilleur, moins « chaotique », plus « sûr »... Il est risible d'envisager que de telles solutions puissent un jour devenir une norme universelle supplantant ce qu'est Internet aujourd'hui, déjà parce que jamais des pays comme la Russie, l'Inde, le Brésil ou la Chine ne s'y soumettront. D'ailleurs dans le passé de telles tentatives ont déjà lamentablement échoué (Minitel, Transpac, AOL, et l'Arlésienne des réseaux dits "intelligents" - entendre contrôlés - agitée périodiquement par les opérateurs de télécommunication dont les positions dominantes sont menacées).
Il est étrange de constater qu'outre les industriels centralisateurs des télécoms ou certains fabricants de matériel de contrôle qu'un tel « Internet Big Brother » favoriserait, c'est également ce dont les industries du divertissement (indirectement liés au Pr. Riguidel au travers de leur HADOPI...) rêvent aujourd'hui : contrôler l'infrastructure en forçant les opérateurs à se comporter en une police privée du Net.
En réaction, Riguidel réclame une « ingérence numérique démocratique », une « reconquête de la souveraineté numérique » par l'État qui pourrait par exemple avoir l'aptitude de « rétrécir ses tuyaux automatiquement ». L'État a-t-il vraiment perdu de sa souveraineté sur les réseaux ?
Internet selon Riguidel, cela ressemble à l'ORTF 2.0 ! Lorsque l'on sait que le professeur Riguidel est la caution scientifique de l'HADOPI, on imagine le type de « rétrécissement de tuyaux » (ce à quoi certains répondraient “enlarge your tuyau”) qu'il pourrait imaginer ! Peut-être que tout ce qui ne correspondrait pas à la notion d'un « Internet civilisé » pourrait ainsi, selon le bon vouloir du gouvernement, se retrouver exclu ? On imagine le sort qui serait réservé à des sites comme Wikileaks, ThePirateBay, ou toute forme d'expression citoyenne venant chatouiller les narines du pouvoir en place (Mediapart et les écoutes Bettencourt ? Les vidéos de blagues sur les « Auvergnats » ? Etc.) !
Dans un tel cas de figure, il serait inutile de tenter d'imposer à des régimes autoritaires qu'ils ne « rétrécissent » pas à leur tour « les tuyaux », à des fins religieuses ou politiques, d'opposants au régime ou de contenus jugés « immoraux » (Pakistan, Iran) ou « portant atteinte à la stabilité du régime » (Chine).

Une telle vision des réseaux d'information est tout simplement l'opposé de ce qu'est Internet. Internet est un réseau universel de partage, où chacun a accès à tous les contenus, services et applications, ainsi que la possibilité d'en publier (c'est la définition de la neutralité d'Internet donc celle d'Internet). Pour Michel Riguidel, Internet devrait apparemment devenir une interconnexion d'Intranets nationaux, sous contrôle.
En réalité, les États ont sans doute déjà perdu leur souveraineté sur la diffusion d'information. Mais cela ne date pas d'hier, plutôt des hyperconcentrations dans le domaine des médias, face auxquelles les États ont été dans le meilleur des cas impuissants, voire totalement complaisants. Avec Internet, chacun peut reconquérir sa propre souveraineté informationnelle, en choisissant ses sources d'information, en la filtrant, en débattant en public ou en privé, et en en diffusant à son tour. C'est peut-être ainsi la seule solution pour s'émanciper des « hypermédias » concentrés, qu'ils soient à la solde ou non des États. C'est également un élément essentiel pour s'émanciper de la propagande gouvernementale afin de parvenir à des changements politiques et de société, comme ce que l'on constate actuellement dans les pays arabes.
C'est peut-être ce type de scénarios qui est intolérable aux yeux de Michel Riguidel, et de ses amis adeptes de la centralisation et du contrôle. C'est ce contre quoi nous devons nous battre, pour sauver l'Internet que nous aimons, et les modèles de sociétés ouverts, basés sur le partage de la connaissance que nous appelons de nos vœux.
La Quadrature, association loi 1901, poursuit son initiative citoyenne. Maintenant que la LOPPSI a été votée, quels sont à ce jour les sujets qui retiennent votre attention ?
La bataille de l'ACTA est sans doute l'un des enjeux les plus importants auxquels nous avons eu à faire face depuis bien longtemps. Cet accord prévoit entre autres de nouvelles sanctions pénales pour le fait d' « aider ou faciliter » des « infractions au droit d'auteur à échelle commerciale ». Cela veut tout dire... Tout et son contraire. N'importe quel nouvel usage massif sur Internet est potentiellement visé. N'importe quel acteur d'Internet (fournisseur d'accès, plateforme d'hébergement ou fournisseur de service) tomberait potentiellement dans cette définition. La seule solution pour elle pour éviter de lourdes sanctions qui compromettraient son activité serait de se transformer en police privée du droit d'auteur sur le Net, en filtrant les contenus, en restreignant l'accès de ses utilisateurs, etc. Exactement ce que souhaitent les industries du divertissement (principalement américaines) qui sont à l'origine de cet accord – déguisé en banal accord commercial – dans le cadre de la guerre contre le partage qu'elles mènent contre leurs meilleurs clients.
Si nous laissons la Commission européenne et les États membres s'entendre pour imposer entre autres de nouvelles sanctions pénales, alors que ces dernières sont normalement du ressort des parlements, la porte serait ouverte à toutes les dérives. Un tel contournement de la démocratie pourrait laisser des traces durables. Nous devons tout faire pour que l'ACTA soit rejeté par les eurodéputés, lors du vote définitif qui aura sans doute lieu autour de l'été (probablement en septembre/octobre).
La question de la neutralité du Net est elle aussi complètement fondamentale. Il faut que nous nous battions pour avoir accès à du vrai Internet, cet Internet universel qui connecte tout le monde à tout. Internet, et les bénéfices sociaux et économiques qui en découlent, dépendent de sa neutralité, c'est-à-dire du fait que nous pouvons tous accéder à tous les contenus, services et applications de notre choix, et également en publier. C'est ainsi que nous pouvons par exemple accéder à tous ces logiciels libres, à Wikipedia, mais également y contribuer, ou créer dans son garage une start-up qui deviendra peut-être le prochain moteur de recherche dominant, ou un petit site qui deviendra un jour un mass-media comme pcinpact
Si un opérateur commence à discriminer les communications, que ce soit en fonction de l'émetteur, du destinataire ou du type de contenus échangés, alors ça n'est plus Internet. C'est ce qui est fait en Chine ou en Iran pour des raisons politiques, mais également ce que font Orange, Bouygues et SFR lorsque, pour des raisons économiques, ils interdisent la voix sur IP, l'accès aux newsgroups ou aux réseaux peer-to-peer (évidemment dans le but de vous vendre leurs propres services, souvent moins compétitifs et bien plus chers).
Nous devons nous battre pour cet Internet que nous construisons chaque jour, que nous aimons et qui nous appartient à tous. C'est cet Internet universel le vrai Internet « civilisé », et non celui vu par Nicolas Sarkozy et les industries qu'il sert et dans lequel nos libertés s'effaceraient derrière un contrôle malsain et dangereux pour la démocratie.
Sur le blog de FDN, Benjamin Bayart a évoqué vis-à-vis de La Quadrature du Net, une situation budgétaire qui s'annonce « très mal » pour 2012. En cause, la perte du principal soutien financier, l'Open Society Institut (fondation Soros). D'abord, pourquoi cette défection ?
L'Open Society Institute a pour habitude de financer des projets comme le nôtre pendant une période de deux ans. Parce que c'est sain (dès le début l'organisme financé est incité à multiplier les sources de financement) et également parce que beaucoup de fondations qui finançaient des projets dans le domaine de l'accès et du partage de la connaissance ont arrêté cette activité. J'imagine que l'OSI doit se retrouver avec un grand nombre de demandes… À titre exceptionnel, ils ont choisi de financer La Quadrature pour la troisième année consécutive. Mais il y a de fortes chances que ce soit la dernière.
Sans l'OSI, quels sont aujourd'hui vos objectifs financiers et les moyens... ou chance d'y parvenir ?
Sur un budget de 120k€ pour 2010, 50k€ provenaient de l'OSI. Nous avons obtenu, dans un incroyable élan de générosité, les 70k€ restant par nos soutiens individuels. Cette année, la tâche est plus ardue avec un budget de 140k€... c'est 90k€ qu'il nous faudra récolter... et potentiellement la totalité des 140k€ l'année prochaine ! (NDLR : la page de soutien officiel)
Ainsi, il manque donc dans les 60k€ pour boucler le budget 2011… mais il faut dès à présent penser à 2012 (ce qui ne veut pas dire qu'on y pense tous les jours en se rasant). C'est assez difficile de travailler sur les dossiers au jour le jour et de s'occuper de ces aspects financiers.
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Quelque part je me dis que notre financement sera la mesure sinon de notre efficacité, au moins de notre utilité : tant que nos soutiens penseront que notre action est utile, nous serons, idéalement, financés... Lorsque cela ne sera plus le cas, peut-être que cela voudra tout simplement dire que nous ne serons plus utiles, et que nous pourrons le cas échéant aller à la pêche, ou faire de la musique, etc. Dans l'idéal, chaque citoyen comprendrait l'importance de faire ce que nous faisons tous les jours et s'y mettrait, à son échelle et avec ses ressources… Ainsi, il n'y aurait plus besoin de nous ni de nous financer !
(*) Dans un autre texte, il range parmi les voyous, « les utilisateurs malveillants ou inconscients réalisant des téléchargements illicites ».