Copie privée : la CJUE réexplique l’exemption des pros dans l'ombre de la taxation du cloud

Copie privée : la CJUE réexplique l’exemption des pros dans l’ombre de la taxation du cloud

Cloud François

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Marc Rees

Publié dans

Droit

06/03/2015 9 minutes
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Copie privée : la CJUE réexplique l’exemption des pros dans l'ombre de la taxation du cloud

Hier, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu un arrêt important suite à une question préjudicielle de la justice danoise. À cette occasion, elle a réexpliqué au feutre l’exemption des professionnels, tout en levant plusieurs verrous européens à l’assujettissement du cloud.

Le litige opposait Copydan Båndkopi et Nokia. Dans ses très grandes lignes, le fabricant de téléphones conteste avoir à payer deux millions d’euros aux ayants droit pour les cartes mémoires livrées avec les téléphones, alors que rien n’est exigé sur les équipements à mémoire intégrée (lecteurs MP3, iPod, etc.). Pour purger cette question, la Cour a rappelé hier les causes de la redevance copie privée : si du stockage est mis à disposition des personnes privées, leur simple « capacité à réaliser des reproductions » permet de justifier la redevance. Peu importe donc que la fonction de reproduction soit principale (DVD vierge) ou secondaire (carte mémoire sur un téléphone) : « Les utilisateurs finaux sont censés exploiter toutes les fonctions disponibles de ce support. »

Mais le Danemark peut-il dans le même temps exempter les équipements à mémoire intégrée ? La CJUE va s’appuyer ici sur le principe d’égalité (à situation égale, traitement égal ; à situation différente, traitement différent). Elle charge donc les juridictions nationales d’analyser la situation pour voir spécialement si « ces différentes catégories de supports et composants ne sont pas comparables ou que la différence de traitement dont ils font l’objet est justifiée ».

Les professionnels et la copie privée

L’un des points les plus importants de la décision est cependant celui relatif à la situation des professionnels, un des longs combats d'Imation en France, notamment.

Au Danemark, comme chez nous, la redevance est prélevée au plus haut de la chaîne commerciale, chez les importateurs ou fabricants. L’affaire est très bonne pour les ayants droit puisque tous les flux sont assujettis : quand il paye la redevance pour un stock, disons de 100 000 disques durs, le fabricant ne sait pas toujours par avance qui seront les acheteurs finaux. Or, la directive sur le droit d’auteur nous dit que seules les personnes physiques pour leurs usages privés doivent payer, non les utilisateurs professionnels pour leurs usages professionnels :

directive art 5 2 b

Bref. Un tel aveuglement est-il licite au regard du droit européen ? La CJUE répond que oui, mais sous conditions. C’est seulement dans la mesure où sa mise en place se justifie par des difficultés pratiques et si les redevables qui n’avaient pas à payer disposent d’un droit au remboursement effectif. Un tel droit, précisent les juges, suppose que ce remboursement ne soit pas excessivement difficile. Sur ce point, la Cour demande aux juridictions nationales de « vérifier que la portée, l’efficacité, la disponibilité, la publicité et la simplicité d’utilisation du droit au remboursement permettent de pallier » cet assujettissement indistinct.

Cette mesure pourrait alimenter de nouveaux contentieux en France où les remboursements effectifs sont réduits à peau de chagrin au regard de la quantité de professionnels qui payent effectivement la redevance.

Exempter par défaut les circuits professionnels

La Cour a aussi précisé très clairement que la redevance ne doit pas s’appliquer sur les supports fournis aux personnes qui ne sont pas des personnes physiques et à des fins manifestement étrangères à celle de réalisation de copies à usage privé. Elle applique la lettre de la directive qui prévoit bien ces deux critères (personne et usage) depuis 2000.

En toute logique, lorsque le fabricant ou l’importateur « établit qu’il a fourni les mêmes cartes à des personnes autres que des personnes physiques, à des fins manifestement étrangères à celle de reproduction pour un usage privé », ces flux doivent être exonérés. Si on détricote, doivent être exonérées :

  1. Les personnes morales (sociétés, etc.) puisqu’elles ne sont pas des personnes privées.
  2. Toutes les reproductions à usage professionnel, même celles réalisées par une personne physique.

C’est ici une consécration claire de la position d'Imation, qui a toujours défendu, victorieusement, cette ligne de conduite devant les juridictions françaises : celle de l’exemption des circuits professionnels de la redevance pour copie privée. C'est d'autant plus vrai que la CJUE dit bien que l’exonération « ne saurait être limitée à la livraison aux seuls professionnels qui sont inscrits auprès de l’organisation chargée de la gestion des mêmes redevances ». Cette décision pourrait là aussi malmener la situation française qui ne reprend pas très exactement cette dualité de critères et limite l’exonération aux seules personnes qui se sont inscrites auprès de Copie France, l’organisme collecteur de la RCP (1 600 structures, environ, parmi des millions de professionnels).

Seulement, les ayants droit pourraient aussi se retrancher derrière les considérants 52 et 53 de l’arrêt, selon lesquels il importe peu que les fabricants ou importateurs, qui doivent payer la RCP, disposent d’informations sur la qualité de professionnels des acheteurs finaux, dès lors que ceux-ci peuvent se voir répercuter le montant de la redevance et obtenir le remboursement. Mais là encore, la réalité française des remboursements sera difficile à démontrer. Ces remboursements étaient impossibles avant la publication d’un arrêté publié seulement le 1er avril 2014 (soit 14 ans après la directive de 2000). Et depuis, comme dit plus haut, les montants rétrocédés aux pros restent epsilonesques, suggérant un gros problème de remboursements « effectifs ».

Le préjudice minime

Normalement, copie privée et dédommagement sont inséparables. Cependant, est-il possible pour un État membre de reconnaître l’exception de copie privée sans prévoir de compensation (ou redevance) ? Dans un de ses considérants, la directive laisse cette porte ouverte lorsque le préjudice subi par les ayants droit n’est que « minime ». C’est justement ce que le Royaume-Uni pratique désormais.

Pour la CJUE, il n’y a rien de choquant. « La fixation d’un seuil en deçà duquel le préjudice peut être qualifié de "minime" » relève de la marge d’appréciation de chaque État membre, qui doit simplement faire en sorte de respecter le principe d’égalité. Cette consécration agace évidemment les ayants droit qui peuvent craindre un effet de poudre en Europe.

La redevance copie privée étendue au cloud ?

Dans un des passages de l’arrêt, la CJUE laisse la possibilité aux États membres d’instaurer une redevance pour copie privée payée non pas les personnes privées, mais à la charge « de celles qui disposent des équipements, appareils et supports de reproduction [et qui] mettent ceux-ci à la disposition de personnes privées ou rendent à ces dernières un service de reproduction ».

Cette notion de « service de reproduction » glissée ici devrait être exploitée à plein régime par les ayants droit pour justifier l’assujettissement du cloud. Cette analyse avait été justement défendue au ministère de la Culture, devant le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), en septembre 2012.

D’ailleurs, la CJUE s’est également intéressée aux copies réalisées par des tiers. Est-il possible de prélever une redevance copie privée lorsque l’acte de reproduction a été effectué « à partir ou à l’aide d’un dispositif qui appartient à un tiers » ?

Selon la lettre de la directive, la personne autorisée à réaliser la reproduction est « exclusivement une personne physique » qui le fait « pour un usage privé et à des fins non directement ou indirectement commerciales ». Cependant, le même texte européen ne dit rien sur l’acte de reproduction en lui-même.

Du coup, la CJUE considère que ces problématiques ne relèvent pas de son champ d’application, ou plus exactement que la directive ne s’y oppose pas. Elle n’évoque pas expressément la question du cloud mais elle laisse suffisamment de marge pour permettre l’extension de la redevance aux copies distantes, comme le souhaitent en France certains parlementaires et les ayants droit. Au CSPLA, cette évolution avait été suggérée sur l’autel de la neutralité technologique (voir ce rapport, p16).

Licence, DRM et sources illicites

Plus classiquement, la CJUE juge que la présence de DRM n’interdit pas la perception de redevance copie privée, mais peut jouer sur le niveau de perception, nuance. De même, seules les copies de sources licites doivent être compensées.

Surtout, une question était de savoir si les licences attachées à une œuvre peuvent avoir un effet sur le terrain de la copie privée. L’avocat général avait répondu oui : lorsqu’un utilisateur achète un morceau de musique (ou prend un abonnement) dont la licence autorise la réalisation de copies, il n’est pas normal que l’acheteur ait à payer finalement deux fois (lors de l’achat de la licence, lors de l’achat du support soumis à redevance pour copie privée). Il avait même recommandé la mise en place d’un système de remboursement pour ceux qui avaient été soumis à cette double facturation.

La Cour va balayer l’argument, considérant que licence et copie privée sont décorrelées : « Si un titulaire de droits autorise une personne physique à utiliser de tels fichiers, en mettant ceux-ci à sa disposition, la simple possibilité d’utiliser ces fichiers à des fins de reproduction des œuvres protégées justifie l’application de la redevance pour copie privée ». En clair, l’ayant droit fait ce qu’il veut avec sa licence, si l’État membre autorise la copie privée, et que des supports ouvrent l’opportunité de faire des copies, il faut payer la RCP.

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Écrit par Marc Rees

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Sommaire de l'article

Introduction

Les professionnels et la copie privée

Exempter par défaut les circuits professionnels

Le préjudice minime

La redevance copie privée étendue au cloud ?

Licence, DRM et sources illicites

Commentaires (12)


La dernière phrase justifie bien le problème : “Faites ce que vous voulez, on s’en fout, on vous taxe quand même namého”.

A les entendre, il n’y a aucune raison de ne pas payer, au contraire ! Au pire il y a le remboursement (ou l’arlésienne pour ceux qui croient au Père Noël).



A un moment donné il va falloir arrêté avec ces conneries.

Si je taille une pierre (bon, disons un rocher) avec une version numérique d’un morceau quelconque de musique, exactement comme si c’était sur la surface d’un CD (mais en bien plus gros, vous aurez compris), je vais finir par devoir leur payer cette foutue taxe pcq “sur un rocher, vous pouvez copier”.



Déjà que devoir payer ce truc sur le support final qui n’a aucun rapport direct avec le contenu des ayant-droits m’exaspère.


C’est quand même beau, la RCP :

Si l’œuvre originale est DRMisée : il faut payer quand même, alors que contourner ces DRM est illégal…

Si l’œuvre originale inclut dans la licence des copies autorisées, il faut encore payer, alors que c’est déjà fait…



Après on s’étonne que certains se rattrapent en téléchargeant illégalement.

(Ok, c’est une mauvaise excuse, mais bon)


va pas leur donner de “bonnes idées” <img data-src=" />








Crampman a écrit :



C’est quand même beau, la RCP :

Si l’œuvre originale est DRMisée : il faut payer quand même, alors que contourner ces DRM est illégal…

Si l’œuvre originale inclut dans la licence des copies autorisées, il faut encore payer, alors que c’est déjà fait…



Après on s’étonne que certains se rattrapent en téléchargeant illégalement.

(Ok, c’est une mauvaise excuse, mais bon)





gros + 1 <img data-src=" /> et gros soupir









Crampman a écrit :



(Ok, c’est une mauvaise excuse, mais bon)







Le truc n’est pas que c’est une mauvaise excuse, mais que c’est une règle que l’on ressent comme une injustice.

Et forcément une loi que l’on ressent comme injuste fait plus vite sauter les scrupules de l’honnêteté.



Tout cela prouve, une fois encore, que la RCP devrait être prélevée au niveau de l’œuvre originale, et non sur les supports supposés recevoir cette (hypothétique) copie.



Cela éviterait de taxer des œuvres qui ne peuvent être copiées, à cause des DRM, de taxer plusieurs fois celles qui le peuvent, et devrait même éviter de taxer les professionnels.



J’entends déjà les pleureurs professionnels se plaindre d’un mankàgagné, mais c’est impossible, n’est-ce pas, puisque les barèmes de la RCP sont calculés (études d’usage à l’appui) pour compenser le préjudice subi.

Il est donc impossible que le montant global de la RCP change beaucoup suite à un tel changement, non ?


Je comprends pas comment la CJUE peut valider la RCP en cas de DRM. Tous les systèmes en utilisant précisent clairement qu’il est illégale de contourner ces mêmes DRM sous peines de poursuites et qu’il n’est donc pas possible de faire de la copie privée.&nbsp;



Ils ont au moins dis que la RCP devait être adapté dans ces cas la. Donc si on pousse plus loin, on peut se dire qu’il faudrait différencier les prix avec DRM et sans DRM. Et qu’au final cette distinction pousse ces mêmes ayants droit a faire sauter les DRM pour recevoir plus de RCP. Mais bon on est dans le “si”.


Le DRM interdit des usages mais pas nécessairement toutes les copies.

Les copies qui sont illicites, hors de ce périmètre, ne sont pas compensables par la RCP.

Les copies qui sont licites, car dans le périmètre du DRM, oui.

&nbsp;


Oh purée… <img data-src=" />


hélas !

n’importe comment : on l’a dans l’baba, “avec leur RCP” !&nbsp; <img data-src=" />


Si ma gravure a foiré (rare maintenant) je peux retourner le media HS pour remboursement de la RCP ?


&nbsp;“Elle n’évoque pas expressément la question du cloud&nbsp;mais elle laisse suffisamment de marge pour permettre l’extension de la redevance aux copies distantes”Et après&nbsp;ça&nbsp;les e-books ne sont pas des livres…&nbsp;C’est vraiment comme&nbsp;ça&nbsp;les arrange…